Bonjour
Une lecture amusante, extrait de ''Un certain Plume'' écrit en 1930 par Henri Michaux (Écrivain, poète et peintre d'origine Belge)
Plume déjeunait au restaurant, quand le maître d’hôtel s’approcha, le regarda sévèrement et lui dit d’une voix basse et mystérieuse : « Ce que vous avez là dans votre assiette ne figure pas sur la carte. »Plume s’excusa aussitôt.- Voilà, dit-il, étant pressé, je n’ai pas pris la peine de consulter la carte. J’ai demandé à tout hasard une côtelette, pensant que peut-être il y en avait, ou que sinon on en trouverait aisément dans le voisinage, mais prêt à demander tout autre chose si les côtelettes faisaient défaut. Le garçon, sans se montrer particulièrement étonné, s’éloigna et me l’apporta peu après et voilà… Naturellement, je la paierai le prix qu’il faudra. C’est un beau morceau, je ne le nie pas. Je le paierai son prix sans hésiter. Si j’avais su, j’aurais volontiers choisi une autre viande ou simplement un œuf, de toute façon maintenant je n’ai plus très faim. Je vais vous régler immédiatement.Cependant, le maître d’hôtel ne bouge pas. Plume se trouva atrocement gêné. Après quelque temps relevant les yeux… hum ! c’est maintenant le chef de l’établissement qui se trouve devant lui.Plume s’excusa aussitôt.- J’ignorais, dit-il, que les côtelettes ne figurent pas sur la carte. Je ne l’ai pas regardée, parce que j’ai la vue fort basse, et que je n’avais pas mon pince-nez sur moi, et puis, lire me fait toujours un mal atroce. J’ai demandé la première chose qui m’est venue à l’esprit, et plutôt pour amorcer d’autres propositions que par goût personnel. Le garçon sans doute préoccupé n’a pas cherché plus loin, il m’a apporté ça, et moi-même d’ailleurs tout à fait distrait je me suis mis à manger,enfin… je vais vous payer à vous-même puisque vous êtes là.Cependant, le chef de l’établissement ne bouge pas. Plume se sent de plus en plus gêné. Comme il lui tend un billet, il voit tout à coup la manche d’un uniforme ; c’était un agent de police qui était devant lui.Plume s’excusa aussitôt.-Voilà, il était entré là pour se reposer un peu. Tout à coup, on lui crie à brûle-pourpoint : « Et pour Monsieur ? Ce sera… » - « Oh… un bock », dit-il. « Et après ?... » cria le garçon fâché ; alors plutôt pour s’en débarrasser que pour autre chose : « Eh bien, une côtelette ! »Il n’y songeait déjà plus, quand on la lui apporta dans une assiette ; alors, ma foi, comme c’était là devant lui…- Écoutez, si vous vouliez essayer d’arranger cette affaire, vous seriez bien gentil. Voici pour vous.Et il lui tend un billet de cent francs. Ayant entendu des pas s’éloigner, il se croyait déjà libre. Mais c’est maintenant le commissaire de police qui se trouve devant lui. Plume s’excusa aussitôt.
Il avait pris un rendez-vous avec un ami. Il l’avait vainement cherché toute la matinée. Alors comme il savait que son ami en revenant du bureau passait par cette rue, il était entré ici, avait pris une table près de la fenêtre et comme d’autre part l’attente pouvait être longue et qu’il ne voulait pas avoir l’air de reculer devant la dépense, il avait commandé une côtelette ; pour avoir quelque chose devant lui. Pas un instant il ne songeait à consommer. Mais l’ayant devant lui, machinalement,sans se rendre compte le moins du monde de ce qu’il faisait, il s’était mis à manger.Il faut savoir que pour rien au monde il n’irait pas au restaurant. Il ne déjeune que chez lui. C’est un principe. Il s’agit ici d‘une pure distraction, comme il peut en arriver à tout homme énervé, une inconscience passagère ; rien d’autre.Mais le commissaire, ayant appelé au téléphone le chef de la sûreté : « Allons, dit-il à Plume en lui tendant l’appareil. Expliquez-vous une bonne fois. C’est votre chance de salut. » Et un agent le poussant brutalement lui dit : « Il s’agira maintenant de marcher droit, hein ? » Et comme les pompiers faisaient leur entrée dans le restaurant, le chef de l’établissement lui dit : « Voyez quelle perte pour mon établissement. Une vraie catastrophe ! » Et il montrait la salle que tous les consommateurs avaient quittée en hâte.Ceux de la Secrète lui disaient : « Ça va chauffer, nous vous prévenons. Il vaudra mieux confesser toute la vérité. Ce n’est pas notre première affaire, croyez-nous. Quand ça commence à prendre cette tournure, c’est qu’est grave. »Cependant, un grand rustre d’agent par-dessus son épaule lui disait :« Écoutez, je n’y peux rien. C’est l’ordre. Si vous ne parlez pas dans l’appareil, je cogne. C’est entendu ? Avouez ! Vous êtes prévenu. Si je ne vous entends pas, je cogne. »
PLUME VOYAGE
Plume ne peut pas dire qu’on ait excessivement d’égards pour lui en voyage.Les uns lui passent dessus sans crier gare, les autres s’essuient tranquillement les mains à son veston. Il a fini par s’habituer. Il aime mieux voyager avec modestie.Tant que ce sera possible, il le fera.Si on lui sert, hargneux, une racine dans son assiette, une grosse racine :« Allons, mangez. Qu’est-ce que vous attendez ? »« Oh, bien, tout de suite, voilà. » Il ne veut pas s’attirer des histoires inutilement.Et si la nuit, on lui refuse un lit : « Quoi ! Vous n’êtes pas venu de si loin pour dormir, non ? Allons, prenez votre malle et vos affaires, c’est le moment de la journée où l’on marche le plus facilement. »« Bien, bien, oui… certainement. C’était pour rire, naturellement. Oh oui, par… plaisanterie. » Et il repart dans la nuit obscure.Et si on le jette hors du train : « Ah ! alors vous pensez qu’on a chauffé depuis trois heures cette locomotive et attelé huit voitures pour transporter un jeune homme de votre âge, en parfaite santé, qui peut parfaitement être utile ici, qui n’a nul besoin de s’en aller là-bas, et que c’est pour ça qu’on aurait creusé les tunnels,fait sauter des tonnes de rochers à la dynamite et posé des centaines de kilomètres de rails par tous le temps, sans compter qu’il faut encore surveiller la ligne continuellement par crainte des sabotages, et tout cela pour… » « Bien, bien. Je comprends parfaitement. J’étais monté, oh, pour jeter un coup d’œil ! Maintenant, c’est tout. Simple curiosité, n’est-ce pas. Et merci mille fois. » Et il s’en retourne sur les chemins avec ses bagages. Et si, à Rome, il demande à voir le Colisée : « Ah ! Non. Écoutez, il est déjà assez mal arrangé. Et puis après Monsieur voudra le toucher, s’appuyer dessus, ou s’y asseoir… c’est comme ça qu’il ne reste que des ruines partout. Ce fut une leçon, mais, à l’avenir, non, c’est fini, n’est-ce pas. » « Bien ! Bien ! C’était… Je voudrais seulement vous demander une carte postale, une photo, peut-être… si des fois… » Et il quitte la ville sans avoir rien vu.Et si sur le paquebot, tout à coup le Commissaire du bord le désigne du doigtet dit : « Qu’est-ce qu’il fait ici, celui-là ? Allons, on manque bien de discipline là,en bas, il me semble. Qu’on aille vite me le redescendre dans la soute. Le deuxième quart vient de sonner. » Et il repart en sifflotant, et Plume, lui, s’éreinte pendant toute la traversée.Mais il me dit rien, il ne se plaint pas. Il songe aux malheureux qui ne peuvent pas voyager de tout, tandis que lui, il voyage, il voyage continuellement.
DANS LES APPARTEMENTS DE LA REINE
Comme Plume arrivait au palais, avec ses lettres de créance, la Reine lui dit :-Voilà. Le Roi en ce moment-là est fort occupé. Vous le verrez plus tard. Nous irons le chercher ensemble si vous voulez bien, vers cinq heures. Sa Majesté aime beaucoup les Danois, Sa Majesté vous recevra bien volontiers, vous pourriez peut-être un peu vous promener avec moi en attendant.Comme le palais est très grand, j’ai toujours peur de m’y perdre et de me trouver tout à coup devant les cuisines, alors, vous comprenez, pour une Reine, ce serait tellement ridicule. Nous allons aller par ici. Je connais bien le chemin. Voici ma chambre à coucher.Et ils entrent dans la chambre à coucher.- Comme nous avons deux bonnes heures devant nous, vous pourriez peut-être me faire un peu la lecture, mais ici je n’ai pas grand-chose d’intéressant. Peut-être jouez-vous aux cartes. Mais je vous avouerai que moi je perds tout de suite.De toute façon ne restez pas debout, c’est fatigant ; assis on s’ennuie bientôt,alors on pourrait peut-être s’étendre sur ce divan.Mais elle se relève bientôt.- Dans cette chambre il règne toujours une chaleur insupportable. Si vous m’aider à me déshabiller, vous me feriez plaisir. Après on pourra parler comme il faut. Je voudrais tant savoir quelques renseignements sur le Danemark. Cette robe,du reste, s’enlève si facilement, je me demande comment je reste habillée toute la journée. Cette robe s’enlève sans qu’on s’en rende compte. Voyez, je lève les bras,et maintenant un enfant la tirerait à lui. Naturellement, je ne laisserais pas faire. Je les aime beaucoup, mais on jase tellement dans un palais, et puis les enfants ça égare tout. Et Plume la déshabille.- Mais vous, écoutez, ne restez pas comme ça. Se tenir tout habillé dans une chambre, ça fait très guindé, et puis je ne peux vous voir ainsi, il me semble que vous allez sortir et me laisser seule dans ce palais qui est tellement vaste.Et Plume se déshabille. Ensuite, il se couche en chemise.- Il n’est encore que trois heures et quart, dit-elle. En savez-vous vraiment autant sur le Danemark que vous puissiez m’en parler pendant une heure trois quarts ? Je ne serai pas si exigeante. Je comprends que cela serait très difficile. Je vous accorde encore quelque temps pour la réflexion. Et, tenez, en attendant,comme vous êtes ici, je vais vous montrer quelque chose qui m’intrigue beaucoup.Je serais curieuse de savoir ce qu’un Danois en pensera.J’ai ici, voyez, sous le sein droit, trois petits signes. Non pas trois, deux petits et un grand. Voyez le grand, il a presque l’air de… Cela est bizarre en vérité,n’est-ce pas, et voyez le sein gauche, rien ! tout blanc !Écoutez, dites-moi quelque chose, mais examinez bien, d’abord, bien à votre aise…Et voilà Plume qui examine. Il touche, il tâte avec des doigts peu sûrs, et la recherche des réalités le fait trembler, et ils font et refont leur trajet incurvé.Et Plume réfléchit.
Vous vous demandez, je vois, dit la Reine après quelques instants (je vois maintenant que vous vous y connaissez). Vous voudriez savoir si je n’en ai pas un autre. Non, dit-elle, et elle devient toute confuse, toute rouge.Et maintenant parlez-moi du Danemark, mais tenez-vous tout contre moi, pour que je vous écoute plus attentivement.Plume s’avance ; il se couche près d’elle et il ne pourra plus rien dissimuler maintenant.Et, en effet :- Écoutez, dit-elle, je vous croyais plus de respect pour la Reine, mais enfin puisque vous en êtes là, je ne voudrais pas que
cela nous empêche dans la suite de nous entretenir du Danemark.
Et la Reine l’attire à elle.- Et caressez-moi surtout les jambes, disait-elle, sinon je risque tout de suite d’être distraite, et je ne sais plus pourquoi je me suis couchée…
C’est alors que le Roi entra ……………………………………………………………………………………Aventures terribles, quels que soient vos trames et vos débuts, aventures douloureuses et guidées par un ennemi implacable.
PLUME AU PLAFOND
Dans un stupide moment de distraction, Plume marcha les pieds au plafond, au lieu de les garder à terre. Hélas, quand il s’en est aperçu, il était trop tard. Déjà paralysé par le sang aussitôt amassé, entassé dans sa tête, comme le fer dans un marteau, il ne savait plus quoi. Il était perdu. Avec épouvante, il voyait le lointain plancher, le fauteuil autrefois si accueillant, la pièce entière, étonnant abîme. Comme il aurait voulu être dans une cuve pleine d’eau, dans un piège à loups, dans un coffre, dans un chauffe-bain en cuivre, plutôt que là, seul, sur ce plafond ridiculement désert et sans ressources d’où redescendre eût été, autant dire,se tuer.
Malheur ! Malheur toujours attaché au même… tandis que tant d’autres dans le monde entier continuaient à marcher tranquillement à terre, qui sûrement ne valaient pas beaucoup plus cher que lui. Si encore il avait pu entrer dans le plafond, y terminer en paix, quoique rapidement, sa triste vie… Mais les plafonds sont durs, et ne peuvent que vous« renvoyer », c’est le mot. Pas de choix dans le malheur, on vous offre ce qui reste. Comme désespérément, il s’obstinait, taupe de plafond, une délégation du Bren Club partie à sa recherche, le trouva en levant la tête. On le descendit alors, sans mot dire, par le moyen d’une échelle dressée. On était gêné. On s’excusait auprès de lui. On accusait à tout hasard un organisateur absent. On flattait l’orgueil de Plume qui n’avait pas perdu courage,alors que tant d’autres, démoralisés, se fussent jetés dans le vide, et se fussent cassé bras et jambes et, davantage, car les plafonds dans ce pays sont hauts, datant presque tous de l’époque de la conquête espagnole. Plume, sans répondre, se brossait les manches avec embarras.
PLUME ET LES CULS-DE-JATTE
… Il y avait un homme en face de Plume, et dès qu’il cessait de le regarder, le visage de cet homme se défaisait, se décomposait en grimaçant, et sa mâchoire tombait sans force.Ah! Ah ! pensait Plume. Ah! Ah ! Comme elle est encore tendre ici la création ! Mais quelle responsabilité pour chacun de nous ! Il faudra que j’aille dans un pays où les visages soient plus définitivement fixés, où l’on puisse fixer et détacher ses regards sans catastrophe. Je me demande même comment les gens d’ici peuvent vivre ; surement j’y contracterais bientôt une maladie de cœur. Et il se jeta dans une chaise à porteurs. Il arriva à une réunion de culs-de-jatte qui se tenait dans un arbre. Continuellement, il fallait aider de nouveaux culs-de-jatte à monter dans l’arbre, qui en était déjà tout noir. Ça leur fait tellement plaisir ! Ils contemplent le ciel à travers les branches, ils ne sentent plus le poids de la terre. C’est la grande réconciliation.Mais Plume, des culs-de-jatte plein les bras, se plaignait intérieurement. Non, il n’est pas travailleur. Il ne sent pas le besoin ardent du travail.« Pour la tombe de votre père, achetez un petit chien. » Ils insistent,lugubres, comme des infirmes.Fatigue ! Fatigue ! on ne nous lâchera donc jamais ?
Henri Michaux, Plume, Editions Gallimard, 1930