un témoignage parmi tant d'autres
Bernard Dargols
Vous allez penser que je parle plutôt bien français pour un GI, mais je suis né à Paris. Si j'étais à New York en 1939, c'est parce que mon père qui tenait une boutique de machines à coudre à Paris, m'avait envoyé chez l'un de ses fournisseurs aux États-Unis faire un stage.
L'Amérique à 18 ans : le rêve ! Mais la guerre a éclaté. Et ma nouvelle vie prit très vite une nouvelle tournure.
Pas question de rentrer en France
C'est ainsi qu'à 19 ans, je me suis retrouvé tout seul de l'autre côté de l'Atlantique alors que la guerre avait éclaté en Europe... Toute ma famille, dont mes deux jeunes frères, était restée en France.
En mai 1940, je suis convoqué au consulat français de New York pour passer mon conseil de révision, comme tout Français âgé de 20 ans. "Attendez, on vous appellera", me dit-on.
Mais en juin 40, l'Allemagne envahit la France.Pétain serre la main d'Hitler à Montoire. Il est dès lors, hors de question pour moi de rentrer en France.
Je serais plus utile dans l'armée américaine
Je ne veux pas rester inactif et je cherche à m'engager. Je vais voir le Conseil britannique, mais il cherche uniquement des volontaires pour la Marine. Je rencontre un représentant de De Gaulle qui me dit que si je rejoins les Forces Françaises libres, j'irai immédiatement à Londres où je serai fait officier.
De retour à l'atelier à New York, mes copains américains me suggèrent de m'inscrire avec eux dans l'armée américaine. Pearl Harbor vient d'être bombardé par les Japonais, faisant des milliers de victimes : l’industrie américaine se mobilise pour devenir l’arsenal des Alliés.
Après réflexion, c’est l’option que je choisis. J’avais l’impression que je serais plus utile avec mon français dans l'armée américaine, si nous étions amenés à combattre en France.
En attendant la convocation de l’armée, je monte une association "Jeunesse France Libre" à New York pour réunir les jeunes francophones qui soutiennent les Forces gaullistes. J’y rencontre Françoise, française immigrée, elle-aussi, à New York qui vient s’inscrire dans mon association.
Je troque mes vêtements pour l'uniforme de GI
Un jour, la convocation arrive, marquant le début d’une très longue période d'entrainement dans des camps successifs : Fort Dix dans le New Jersey où j’échange mes vêtements de civil contre l'uniforme de GI, puis Camp Croft en Caroline du Sud, un immense camp d'entraînement où je passe plusieurs mois avant d'être envoyé à camp Ritchie, le seul camp du Military Intelligence Service des États-Unis (renseignements militaires).
Je comprendrai plus tard en Normandie pourquoi mon affectation au renseignement militaire avait plus de sens que de rejoindre l’infanterie : en tant que Français, recueillir des informations auprès des civils était beaucoup plus simple pour moi.
À Ritchie, j’apprends, des mois durant, des centaines de documents par cœur, la composition des unités ennemies, leurs armes, leurs insignes, le bruit des avions et des tanks. Les manœuvres, les marches dans la nuit et les parcours du combattant font partie du quotidien de notre apprentissage.
Un débarquement prévu dans le Pas-de-Calais
En décembre 1943, mon équipe constituée de six officiers et sous-officiers, deux jeeps, une remorque, part sur le "Queen Elizabeth" pour la Grande-Bretagne, puis je rejoins le Pays de Galles pour commencer un nouvel entraînement.
Là, je suis affecté à La Deuxième division d’infanterie US, "Indian Head". On me demande de parler de la France à des GI assis dans des champs et de répondre à leurs questions au cas où nous débarquerions en France.
"Où allions-nous débarquer ?"
Je leur réponds : "Dans le Pas de Calais".
C'est ce qu'on m'avait dit de leur dire. Ils me demandent aussi si les Parisiennes sont aussi jolies qu'on le dit...
Le 5 juin 1944, j'embarque avec une centaine de GI à Cardiff sur un bateau de troupe, un Liberty Ship. La traversée est retardée par un mauvais temps. Nous partageons la même peur qui semble alors atténuée.
Après trois jours de traversée sans avoir aucune idée d'où nous nous rendions, la côte normande apparaît enfin.
Un fracas qui résonne dans mes tripes
À environ 100 mètres de la plage, je quitte le bateau par une échelle de cordes pour monter sur une barge où ma jeep que j'avais appelée "la Bastille" m'attend.
Le fracas indescriptible des navires Alliés qui bombardent au-dessus de nos têtes, pour nous assurer de prendre pieds avec le plus de sécurité possible, résonne dans mes tripes. Ce bruit, je ne pourrai jamais l'oublier.
Arrivé sur la plage d'Omaha Beach, où sortent des poutres et obstacles en tout genre pour empêcher les navires d'approcher, nous débarquons en jeep sur la plage en direction d'une petite route vers Formigny. Nous passons à côté d'un blockhaus éventré. Je vois déjà les premiers morts et les premiers blessés.
"Laisse toutes tes photos à un ami"
C'est à l'entrée de ce village que m'attend le colonel du G2 de ma division pour ma première mission. Il me dit :
"Laisse toutes tes photos, lettres que tu as sur toi à un ami et prends ta jeep avec un MP (policier militaire) pour t'accompagner. Formigny est peut-être encore occupée ou sur le point d'être libérée. Tu seras une sorte d'éclaireur. Tu as 2 heures pour ramener les renseignements dont j'ai besoin en revenant par ce même chemin."
Je ne sais pas si je vais rencontrer l'ennemi. Je ressens une peur très intense.
Rencontres émouvantes
Mes missions en Normandie, en Bretagne (dans la poche de Brest), puis dans les Ardennes, à Bastogne seront les mêmes. Je dois interroger les civils pour savoir où sont les entrepôts de carburants, les dépôts de munitions allemands, les terrains minés et connaître les unités qui nous font face puis reporter ces informations à ma division.
La rencontre avec les Français est très émouvante. En entendant un GI parler français, ils sont très surpris et c'est eux qui m'interrogent ! Ils ouvrent le calva qu'ils réservaient pour le jour de la Victoire. Sur ma jeep, je fais monter les enfants et leur donne du chocolat.
À Paris, je suis muté dans le contre-espionnage (Counter Intelligence Corps) où je retrouve enfin ma mère, après six ans de séparation.
Je suis démobilisé en 1946 et je me marie avec Françoise quelques semaines après mon retour à New York. Cela fait maintenant 66 ans...
N'oublions pas les vétérans
Le drame vécu peut revenir. C'est la raison pour laquelle j'accepte volontiers de raconter mon histoire d'acteur et témoin de cette période aux collégiens, lycéens. Histoire que ma petite fille a voulu retranscrire dans un livre (B.Dargols, un GI français à Omaha Beach Éditions Ouest-France).
Je pense alors à mon professeur d'anglais, M. Soulas, à Turgot, qui m'a fait tant aimer la langue anglaise et a sûrement changé mon destin.
Au Mémorial de Caen le 6 juin 2012 où j'ai été invité, le président François Hollande a fait part de son idée de faire du 6 juin une journée commémorative internationale du Débarquement. L'objectif est de rendre hommage non seulement aux troupes américaines, mais aussi anglaises, canadiennes, polonaises et aux résistants des Forces françaises libres.
Je trouve son idée excellente. Oui, ne les oublions pas. Et n’oublions pas non plus que lorsque dans un futur le plus lointain possible je l'espère, nous, les vétérans ne serons plus de ce monde, il y aura des extrémistes, des négationnistes qui prétendront que le débarquement de juin 1944 n'a jamais existé.
Je veux rappeler que non, ce n’était pas du cinéma.
Témoignage initialement mis en ligne en juin 2012.