Le sang et les larmes
A tous mes amis, les morts et les vivants, présents ou absents.
« Gundárel, terre inaccessible, au cœur du cercle des Montagnes, terre aux vallées douces et fertiles, aux forêts profondes, aux lacs bleus et calmes, aux sources claires, au nom si doux à mon cœur…
C’est là que je naquis, un soir de fin d’hiver. Mon père se nommait Raymond Touhnens, lieutenant de la Garde du Prince Tuldis, et Enarlen d’Altinoor était ma mère.
Dans mon pays, il est deux races : la première est celle des elfes, ils sont les nobles du pays : les sciences, les lettres, les arts, les armes et les lois, ils sont maîtres de tout. On les dits presque immortels, mais ma mère, qui est une elfe, dit que c’est faux : leur vie, passée l’enfance, s’use seulement trois fois plus longtemps que celle d’un humain, et si les simples maladies humaines ne peuvent que les affaiblir, une mort violente peut les emporter. À preuve la mort horrible de ma mère, tuée par les Orzacs sur la route. Quand ma mère épousa mon père, sa famille eut du mal à l’accepter, mais cependant l’amour fut plus fort que tout. Je pensais qu’il en serait plus tard pareil pour moi, mais je me trompais.
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Jeunesse
J’avais neuf ans lorsque mon grand-père Defelorn, peu après la mort de sa fille, ma mère, me permit de passer, deux années de suite, trois semaines d’été chez lui à Altinoor. C’est là que j’ai passé, je crois, les meilleurs jours de mon enfance, avec mes cousins elfes, les enfants de la noblesse elfique d’alentour et des grands capitaines humains de la garde. Tout le jour, nous sillonnions les bois et les rivières, dans des chevauchées folles ou des courses échevelées. Nous avions aussi la compagnie de la gent féminine des deux races avec nous. Parmi les elfes, j’en rencontrais une, d’un an mon aînée, belle comme un jeune astre. Je la revois encore, avec son air enfantin, des yeux bleus pleins de malice, ses joues pleines, ses cheveux en désordre, son sourire moqueur, son rire clair et musical… Elle avait l’esprit vif, le caractère fougueux, rebelle. Elle faisait un peu figure de chef amazone, et elle était déjà fascinante. Son nom était Clodidiel. Moi, je n’étais qu’un humain aux cheveux et aux yeux sombres, à l’air naïf, trop crédule et trop timide, au pas prudent, aux paroles hésitantes et toujours mal assuré, bien qu’elle m’ait dit que j’étais d’un naturel drôle. Je n’espérais pas la revoir un jour, et je ne pensais pas qu’elle se souviendrait de moi.
La dernière année fin de ces trois semaines marquèrent pour moi la fin de mon enfance paisible, puisque c’est alors que mon père m’annonça que la guerre avec les Orzacs avait éclatée, et qu’il devait me mettre à l’école des Cadets tandis qu’il partirait à la guerre, où il devait mourir.
L’école des cadets reste pour moi un souvenir inoubliable. Là, je rencontrais un nommé Elaunihir, un humain de mon âge. Je le considérais d’abord comme un ami. El était un jeune homme bon en toutes les matières, mais expert en rien, doué seulement de facilités pour la musique, la dance et la conversation. De tempérament hautain et fier, de santé maladive, il ne devait qu’aux relations de sa mère d’être accepté parmi les cadets, car en réalité il était pratiquement exempté de tout exercice pénible. À sa sortie, il fut admis comme sous-officier de réserve, et soustrait au service militaire. D’abord charmant, il était devenu odieux avec moi, me prenant pour un valet plus qu’un ami. Pédant, sûr de lui, bellâtre, de ses gens dont ma mère disait : « Elfes, hommes, n’importe : pour eux, le savoir est comme la confiture : moins ils en ont, plus ils l’étalent ». Mais aussi, j’y ai connu celui qui fut mon meilleur ami, un elfe nommé Lementhoor. Lem était plus âgé que moi de deux printemps. Il était comme un frère protecteur, bienveillant.
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Les années s’écoulèrent. Lem partit deux ans avant moi, et me manqua beaucoup. Lorsque, à mes quinze ans, je fus jugé prêt à servir le Royaume, je fus affecté avec le grade d’aspirant à un petit poste dans les frontières du Nord. Puis, un an après, j’eus une immense surprise. Je devais remplacer Lem en CarlRoth, car il était promu capitaine prématurément à Aldor où une guerre avec les nomades Erducks avait éclatée.
Lem vint me chercher dès mon arrivée à la Forteresse. C’est alors que je la revis. Elle était assise à côté de Lem, dans la charrette, et ils se parlaient familièrement, comme deux amis. Lem lui dit :
-Clodi, je te présente mon ami d’enfance, Antoine Touhnens.
Elle sourit, de cet air si beau, auquel ses yeux donnent je ne sais quel charme. Ses yeux, d’un bleu-gris comme la mer… C’est alors que je réalisais combien elle était devenue belle. . Elle était vêtue comme un jeune noble (ce qu’elle était, je n’aurais pas dû l’oublier). Ses cheveux mi- longs ondulaient dans le vent, son visage avait pris cet air à la fois grave et amusé que je lui ai toujours connu depuis. Sa silhouette était svelte élancée, ses mains longues et fines, et chacun de ses gestes revêtait je ne sais quelle grâce discrète J’eus soudain honte de ma petite taille, de mes jambes que mon père disait toujours trop courtes, de mon air toujours négligé, de mes « vilaines manières d’humain », comme disait ma grand-mère.
-Antoine, oui, je me souviens de toi. Chez ton grand-père, il y a presque dix ans… Approche-toi ! Comme tu as grandi… Un homme bientôt à présent, pas vrai, Lem ?
-Oui, répondit Lem, j’ignorais que vous vous connaissiez.
-Moi aussi, répondis-je gauchement. Enfin, je veux dire…
Me tirant d’embarras, Clodidiel m’expliqua :
-Nous nous sommes rencontrés ici l’an passé, lorsqu’il a été affecté ici. J’habite dans la ville, car je n’aime guère la cour. Lem me parlait souvent d’un ami qu’il avait à l’école des Cadets et qui lui manquait. Je ne savais pas que c’était toi !
Mes adieux à Lem furent encore plus émouvants que ceux deux années auparavant. Pourtant, il y eut très peu de mots échangés, mais tout était dit dans les regards que nous échangions.
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Deux années s’étaient écoulées depuis ma deuxième séparation d’avec Lem. Comme j’étais sous-officier du Fort, je croisais souvent Clodidiel. Peu à peu, je la regardais comme une compagne à la fois loin au-dessus de moi, et si proche : elle me donnait du courage et de la confiance en moi, comme le faisait Lem, même si je craignais plus fort que tout la flamme de son regard, chargé de la force de son jugement. Et elle aussi cessa de voir en moi un simple semi- homme perdu parmi des elfes dont il était parent sans avoir leur sang. À cause de cela elle devint en quelque sorte mon appui. Parce que j’étais bon à l’arc, elle m’incita à améliorer mes flèches moi-même, de sorte que bientôt je fabriquais moi-même mes traits avec un empennage spécial et des pointes de flèches calibrées d’une façon unique et identifiable. Certes, parfois, elle critiquait les humains de façon si vive que je regrettai d’être un « sang mêlé », mais toujours elle trouvait ensuite les mots pour m’assurer qu’elle n’étendait nullement ces propos à moi. Toujours, je redoutais ses sarcasmes ou même son regard, et je guettais un sourire ou un encouragement : car jamais je n’avais reçu d’elle un compliment ou un blâme explicite.
Je découvris que mon respect admiratif et mon affection pour cette elfe, qui aillaient croissant, commençaient à dépasser la simple camaraderie. Au fil des mois se modifiait lentement l'enfantine amitié d'autrefois. J’étais devenu violent envers ceux qui critiquaient sa trop grande franchise sur certains sujets, et je la défendais partout où je l’imaginais attaquée, ne fût-ce que sur de simples détails. Le moindre propos sur elle qui ne convenait point à l’icône que je gardais en moi me rendait enragé. Ce jour-là, donc, je m’étais emporté sur une réflexion d’un lieutenant humain. Je me souviens l’avoir coupé en reposant brutalement le verre que je tenais à la main, et en le fixant jusqu’à ce qu’il baisse les yeux. Il avait alors murmuré : « Cette elfe, tu la défends comme si tu en étais amoureux… ! »
C’était vrai. Je m’aperçus de la douceur que m’évoquait son nom, et sourit. Ainsi, à présent, je l’aimais donc ? C’était cela, pour moi, aimer ? L’aimer un peu ainsi que j’aimais ma mère, avec la même abnégation, avec le même élan, dans un pareil don de tout l’être ? Mais en même temps, c’était comme un poignard : notre amitié était réciproque, mais mon amour le serait-il aussi ? Presque impossible, songeais-je. C'est, je ne le comprenais que trop, que la tendresse de la jeune elfe n'avait pas évolué comme la mienne. Alors que mon amitié fraternelle s'était graduellement transformée en amour, le cœur de Clodidiel était resté le même. Avec la même tranquillité, ses yeux regarderaient toujours en moi le compagnon de sa jeunesse, sans que nul trouble nouveau n’en obscurcît le pur azur. Conscient de ce désaccord, je gardais donc le silence et cachais mon espérance secrète.
Amours et mort
La mort devait bientôt frapper, nous rapprochant davantage. Son père et le mien moururent au combat, cette année-là, tués par les Orzacs, en couvrant la retraite d’un détachement surpris par l’ennemi. Ce fut la première fois où je la vis pleurer, et la première fois où je me sentais capable de faire quelque chose pour elle. Elle était si désemparée que je lorsque je la vis venir éplorée vers moi, avec la même missive aux rubans noirs ; je la pris par les épaules, et l’obligeais à s’asseoir à côté de moi sur un banc. Alors, elle se pencha vers moi, et je la serrai fort contre mon cœur, sans rien dire, car je me savais maladroit et parce que lorsqu’on se retrouve orphelin, nulle parole ne peut rien. L’espace d’un moment, nous restâmes là, sur ce banc, à nous communiquer notre force. Enfin elle se redressa : « Merci, Antoine. », dit-elle d’une voix à peine reconnaissable. Elle essuya d’un geste vif les larmes qui roulaient de ses yeux, puis se penchant vers moi, elle me déposa un baiser léger comme un papillon sur ma joue. Le temps de rouvrir mes yeux, elle n’était déjà plus là.
۞
Deux semaines plus tard, un ordre de mission de guerre me tint ainsi séparé d’elle pour dix longs mois. La guerre avait gagné en férocité : à présent les Orzacs, traîtres de nature, attaquaient à l’improviste, à la nuit Les batailles rangées étaient encore pires cependant que la guérilla : mon escadron fut décimé, moi-même je fus blessé à la jambe, et depuis je boite toujours : je me signalais par mes faits d’armes et fut promu sous-lieutenant, puis bientôt lieutenant, comme jadis mon père. Lem me sauva la vie lors de la bataille de Prinal, en déviant la lame qui allait frapper ma nuque, et je vins chercher mon ami blessé sur le champ de bataille en pleine nuit, le même jour, bravant la consigne. Il était devenu commandant : brillant tacticien, stratège émérite, chef adulé de ses hommes, vainqueur de trois batailles. C’est grâce à des hommes comme lui que nous gagnâmes cette guerre.
J’avais donc dix-huit ans à la fin de cette guerre. Lors des festivités qui célébrèrent le retour de la paix, je retrouvais Lem et Clodidiel au cours d’un bal. Je dansais avec elle. Elle m’entraîna dans un tourbillon magique ou je ne voyais plus qu’elle et moi au monde… Mon bonheur était à son comble.
Mais ce soir même, Lem s’approcha de moi, avec un sourire ravi :
-Tony, annonça-t-il, je vais me fiancer bientôt !
Surpris, je lui lançai :
-Bravo ! Avec qui donc ?
-Clodidiel, la Dame de CarlRoth ! Nous avons gardé contact par la suite, nous nous envoyons des lettres, même en pleine guerre.
Il ne pouvait pas voir, le malheureux, l’abîme qui s’ouvrait en moi. J’avais presque le sourire aux lèvres, le sourire des gens perdus, sourire de vertige, de ceux qui retardent le moment où ils croiront ce qu’on vient de dire, le sourire des hommes devant leur maison qui s’effondre, ou des elfes devant une forêt en flammes
-Nous voulions t’inviter à la cérémonie comme témoin.
Dans mes yeux, les dernières poussières retombaient sur la maison effondrée. Cela dura un moment, puis, sans un mot, je partis sans me retourner, me mordant les lèvres pour ne pas hurler.
-Antoine ? Est-ce que ça va ? demandait Lem, qui me rattrapa au détour d’un chemin. Tu es tout pâle…
-Lâche-moi !, criais-je avec violence, comme il me prenait par les épaules.
-Non ! Qu’as-tu ?
-Lâche-moi, Lem !
Et je me débattais. Puis, devant son air attristé, j’ajoutai :
-Je t’en prie.
-Tu l’aimais aussi, c’est cela, dit-il, avec un air compatissant. Je suis désolé de ne pas l’avoir deviné.
Il me relâcha. Un moment plus tard, j’étais dans l’auberge de la ville. Je m’installais au comptoir, pris la bouteille et l’avait vidée presque en entier, lorsque une voix me fit sursauter :
-Antoine !
-Clodidiel ? Que fais-tu là ?
Ma voix était basse et rauque, le souffle me manquait.
-Lem m’as dit que tu t’étais bizarrement conduit, et…
-Me suis conduit comme un idiot, oui. Je n’ai pas voulu faire ça, mais c’était plus fort que moi. Que t’as dit Lem ?
-Que tu allais mal et que je devrais aller te voir. Je t’ai cherché partout.
-Il ne t’a pas dit, alors, pourquoi j’allais mal ? Il veut que je le dise, moi ? Je ne veux pas ! Il est mon ami et je ne peux pas faire ce que je veux… Je ne peux rien dire, laisse-moi, et oublie. Demain, rien n’aura eu lieu. Félicitations pour vos futures fiançailles. Je viendrais, bien sûr.
-Antoine ! Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu ? Réponds, je t’en prie, ne te ferme pas : je ne peux rein pour toi si tu ne veux rien dire
-Si, je vais me la fermer ! Tu ne peux rien pour moi, oui.
-Antoine, suis-je ton amie oui ou non ? Alors, qu’y a-t-il ?
-Je me redressais tant bien que mal, et avec un air de fierté blessée, je la regardais bien dans les yeux pour la première fois : je ne me contenais plus :
-Ce qu’il y a ? Tu le veux, Clodidiel, tu le veux, alors soit. Je t’aimais, Clodi, plus qu’une amie, plus que n’importe qui ! Plus que personne, sauf peut-être Lem, ne pourra jamais t’aimer !
-Tu es ivre, Antoine, arrêtes.
J’avoue que ce n’était guère un moment ni un lieu à faire une telle déclaration. Mais je continuais :
-Oui, et alors ? Tout ce que je dis n’est pas moins vrai ! Je t’aimais, mais le sort et l’amitié se sont ligués contre moi ! La terre m’est témoin que rien ni personne, fût-il elfe, homme ou Orzac, fût-il Roi, fût-il brigand, ne m’aurait séparé de toi, si ce n’avait été Lem, qui te rendra plus heureuse que moi.
-Antoine, arrêtes.
Elle me prit doucement par la taille et se pencha vers moi :
-Je serais toujours ton amie, et tu es un être digne d’être aimé par quelqu’un qui te rendra heureux… Moi, j’aime Lem, et je ne peux pas être cette personne. Je sais que tu comprends cela, et que c’est cela qui te rend si malheureux. Pour le moment, suis-moi, tu ne dois pas te rendre ridicule comme cela. Viens, quittons ce trou infâme et partons.
-Je te jure que plus jamais tu ne m’entendras dire ce que je viens de dire : tant que Lem sera vivant jamais il ne trouvera lui barrant le chemin, ajoutais-je très vite avant de partir à sa suite. Soyez heureux, c’est tout ce que je vous souhaite. Dis à Lem combien je suis désolé, et répètes lui cela.
De ce jour-là, je garde le souvenir toujours brûlant comme la marque d’un fer rouge sur mon âme.
Deux mois plus tard, Lem et Clodi étaient fiancés. J’étais présent. Clodi et Lem me souriaient, ravi, et j’essayais de partager leur joie. La tempête qui avait failli faire sombrer mon âme dans le désespoir s’était calmée, et Lem m’avait pardonné.
۞
Pourtant, trois mois après, le destin fit basculer ma vie dans un nouveau cauchemar. J’étais invité chez l’oncle d’Elaunihir. Lors d’une chasse à laquelle je participais, le son d’un cor m’induit en erreur et me fit perdre mon chemin. Je rencontrais à la nuit tombée, dans une gorge étroite près d’un précipice, d’autres chasseurs pour apprendre qu’on venait de retrouver Lem mort, deux flèches plantées dans la gorge alors qu’il était seul. Dans les environs, on avait relevé des traces de cheval et un arc d’Orzac brisé. Mon cœur se serra à cette atroce nouvelle. Je me penchai près du corps de mon seul véritable ami, et je fis signe qu’on me laisse.
Alors, je me mis à pleurer dans le vent, en silence, mais tout mon être hurlait contre le ciel, sans un bruit. Mes jambes perdaient leurs forces, ma main lâcha la cravache que je tenais encore à la main, qui dévala la pente. Je pensais me laisser tomber moi aussi là-dedans. Mais une pensée me vint : « Clodidiel. Comme elle va souffrir. »
Je me relevais, farouche, avec les sentiments d’une bête blessée. Les yeux me brûlaient. Je pris avec douceur le corps de mon ami, comme jadis à la guerre. J’arrivais au château, et me frayais un passage jusqu’à Clodidiel, et lui remettre le corps. Je ne me souviens plus de ce que je lui dis. Mais elle me sourit à travers ses larmes, et elle posa sa tête sur mon épaule.
Jamais funérailles plus tristes n’advinrent. Les Orzacs m’avaient tout enlevé : parents, et amis. Il ne me restait que Clodidiel, que je défendrais jusqu’à la mort s’il le fallait. Je le lui dis, un soir de cette même semaine, et elle me dit :
-Moi aussi, je serais toujours là pour toi.
Le poids du désir
À présent, plus rien n’empêchait Clodidiel de m’aimer, mais ni moi ni elle n’avions vraiment le cœur à cela. Pourtant, bien que nous nous en serions défendus, c’est exactement ce qui commença à se produire. Nous nous étions encore rapprochés l’un de l’autre. Ma compagnie lui était un réconfort, et sa présence parvenait presque à combler le vide laissé par Lem. « Je serai toujours là pour toi… » : C’était vrai, elle était là, et enfin, j’aurais presque pu être heureux, si jamais l’on est heureux sur les ruines d’un bonheur.
Un autre qui témoigna aussi des regrets pour la mort du plus brillant cadet de notre temps, ce fut Elaunihir. Présent lors de la chasse, il disait être absolument horrifié, et voulait tout mettre en œuvre pour retrouver et punir le coupable. De fait, deux jours plus tard, une battue fut organisée pour chercher quel Orzac avait pu faire cela, des barrages établis aux routes, des contrôles et des patrouilles. Une enquête démarra. Pendant ce temps, Elaunihir commençait aussi à manifester un grand intérêt pour la malheureuse presque veuve. Il la combla d’attention et de gentillesses, avec trop de passion et de flamme à mon goût. Je reprochais à Clodidiel de le laisser faire. Elle me répondit sèchement :
-En quoi cela te regarde, il est mon ami comme toi, je pense ? Ce n’est pas parce que tu as décidé que je ne verrais plus personne que je le ferais.
-Je n’ai rien décidé, protestais-je. Mais cependant…
-Rien. Ce n’est pas parce que j’ai plusieurs amis que tous ne le sont pas en vérité ! Tu es d’une jalousie et d’un égoïsme fou et ridicule…
-Clodi, je…
-Tais-toi. Tu me suis à longueur de temps, et il faudrait que je me confine à ta seule compagnie ? Non, merci ! Reviens me voir quand tu auras ouvert les yeux, pas avant. Tu sais que je t’aime et que tu vaux mieux que cela.
Elle me laissa là, estomaqué. Me reprochais-t-elle d’envahir sa vie, ou voulait-elle seulement m’affirmer qu’elle. Je serrai les poings. Néanmoins, le soir, elle avait tout oublié. Malgré tout, notre amour n’était peut-être pas impossible. Ce soir-là, la danse fut enivrante. Je passai la nuit avec elle, comme son cavalier. Malgré l’infirmité de ma jambe boiteuse, je dansais passablement bien. Mais lorsqu’elle dansa avec Elaunihir, je remarquais avec une pointe d’amertume combien les deux s’accordaient bien ensemble… Néanmoins, après cela, c’est vers moi qu’elle revint.
۞
Le lendemain, j’avais décidé de m’entraîner au tir à l’arc. Je n’y avais pas touché depuis la mort de Lem. Lorsque je comptais mes flèches, je vis qu’il en manquait un paquet de dix. J’étais certain d’avoir compté, et cela m’irrita. Mais toute ma colère me quitta quand, au détour du chemin, je rencontrais la mère de Clodidiel. Elle s’approcha de moi, avec cet air de douceur et de force à la fois que sa fille devait certainement tenir d’elle.
-Le lieutenant Antoine Touhnens ?
-Oui, c’est moi-même, Dame, répondis-je, surpris. Mais que me vaut l’honneur de votre présence ?
-Votre père et le mien avaient beaucoup d’estime l’un pour l’autre, et sont morts ensemble. Madame votre mère était une amie de ma cousine. J’ai parlé avec ma fille. Elle m’a dit que si elle devait se remarier, ce serait avec vous, et pas un autre.
Un espoir immense gonfla ma poitrine : elle m’aimait donc… Enfin. Je n’osais y croire. Le monde s’emplit alors pour moi de merveilles, et je croyais voir la joie se déverser à flots en moi comme un flot trop longtemps contenu. Mais ce fut pour l’entendre ajouter, d’un air embarrassé :
-Mais Elaunihir, que vous connaissez, a fait, lui, une demande en mariage. Sans vouloir vous offenser, sa position sociale est beaucoup plus brillante que la vôtre : quoique n’ayant pas été officier, il est maintenant très bien placé dans le monde des affaires comme à la Cour. En un mot : Lieutenant, si vous aimez vraiment ma fille, je vous demande de renoncer à l’épouser, pour son bien, et de la préparer à épouser Elaunihir.
C’était la deuxième fois dans mon existence. Cette fois, par un immense effort de volonté, je gardais mon calme.
-Dame, j’avais renoncé à l’aimer lorsque mon ami Lem, qui est mort, m’a annoncé ses proches fiançailles, et vous voudriez me faire renoncer à toutes les espérances qui s’ouvrent à moi ? Non, j’aime Clodidiel plus que rien au monde, et je donnerais ma vie pour la rendre heureuse, mais je dois réfléchir si je veux vraiment sacrifier une seconde fois tout pour elle.
-Comme il vous plaira, lieutenant, dit-elle sèchement. J’espère seulement que vous ferez le bon choix, et ne sacrifierez pas l’avenir de ma fille à votre plaisir.
Finalement, je me décidais. Dans une lettre brève je relatais dans le détail l’entretien avec sa mère. Le soir même, la réponse m’attendait chez moi : elle disait : « Ma mère se trompe sur mon bonheur. Maintenant, il doit être avec toi, et elle le saura. ». Je passais la nuit la plus calme de ma vie.
۞
Mais, le lendemain soir, deux gardes m’attendaient devant ma porte.
-Au nom du Roi, suivez-nous, mon lieutenant, me dit l’un d’eux. Je vous mets en état d’arrestation pour le meurtre prémédité de Lementhoor !
Deux heures plus tard, on me sortait de ma geôle pour me conduire au tribunal. Le jugement était quasi-achevé. Par formalité, on lut mon acte d’accusation: les flèches plantées dans le corps de Lementhoor étaient à moi. Il n’y avait pas d’Orzac, et moi seul ici avait intérêt à le tuer, parce qu’il était fiancé à l’elfe que j’aimais. Je fus condamné, sans que j’aie pu dire un mot, à passer le restant de ma vie dans les mines, forçat. En sortant, je ne pus éviter le regard écrasant de mépris que me lança Clodidiel : ce fut comme une lame d’acier trempé dans mon âme, qui brisa tout, dix fois pire que les fouets qui me déchirèrent toutes les années passées à peiner dans les mines.
۞
Dans les premiers mois révolté, j’avais ployé l’échine moi aussi, à la longue. Au bout de quatre ans survint la seule chose mémorable de toute ma captivité. Les mineurs parlaient des crimes qui les avaient conduits là, parfois avec regret, d’autre fois avec complaisance. L’un d’eux se plaignait d’avoir été jeté aux fers par le seigneur qui devait payer ses services. Il racontait que, tueur à gages, il avait été embauché pour abattre un chasseur un an auparavant, et qu’on lui avait remis le jour même un paquet de flèches, lui recommandant d’en prendre trois et de brûler les autres. Deux flèches lui avaient suffi pour abattre son homme, ou plutôt son elfe, comme il le disait en riant. Mais, lorsqu’il était venu réclamer son dû, avec comme preuve un contrat signé, qu’il avait encore, il avait été jeté en prison par Elaunihir… À cet instant je compris tout le plan inique de cet homme. Je n’eus plus qu’une idée en tête : m’évader, prouver mon innocence. Ah mais ! Tout cela allait finir ! Je n'avais qu'un mot à dire pour renverser cet échafaudage d'infamies et se venger en une fois de toutes les tortures subies. Bientôt, il connaîtrait le bagne, lui aussi...
۞
Je passais un an à m’y préparer. Je réussis à obtenir le fameux contrat, en loques, mais toujours lisible et valable.
Enfin, je repris la liberté qu’on m’avait arrachée. Je me battis une fois encore pour trouver où Clodidiel était, puis pour la rejoindre. Je fis l’impossible. J’arrivais à CarlRoth à la nuit noire. La guerre avait repris, et la région était peu sûre.
J’approchai de la demeure de Clodidiel. Soudain, un cri d’alarme retentit. C’était le gardien de la demeure :
-Des archers Orzacs attaquent le maître !
Effectivement, Elaunihir revenait à cheval vers son foyer, porteur d’une forte somme, lorsque son escorte fut décimée, et il n’avait dû jusque-là qu’à la rapidité de sa monture son salut. Mais la bête était blessée, et il perdait de l’avance. Jamais il n’arriverait vivant chez lui.
Je la vis alors, ombre par la fenêtre, suivie de deux enfants « Elaunihir ! » gémissait elle d'une voix que l'angoisse faisait tremblante. Là, alors que je m’apprêtais un instant auparavant à venir punir le criminel, je compris l'inanité et la fatuité de mon espoir : cinq années durant, Elaunihir était parvenu à se faire aimer d’elle et avait une seconde fois détruit le bonheur du misérable qu’il avait envoyé croupir dans les mines. Et elle m’avait oublié, blessure d’amour ou de haine, souvenir effacé. Mais le Destin m’avait mené à elle. Je pouvais me réhabiliter. Je pouvais laisser les Orzacs détruire celui qui avait tué mon ami et m’avait détruit.
Et après ? Ce mot, je l’entendis, comme si un ironique contradicteur l'eût prononcé à mon oreille. Oui vraiment, et après ? M’en aimerait-elle davantage, et n'en aurait-elle pas moins aimé cet homme qui tremblait en ce moment de la plus abjecte terreur ? Car elle l'aimait, elle l'aimait de tout son être, la misérable femme. Sa voix, quand elle avait appelé, avait crié son amour. Elle l'exprimait encore maintenant par son attitude, debout, étreignant ses enfants dans ses bras comme si elle eût voulu défendre l'accès du foyer contre ce péril. Dès lors, à quoi bon ? La vengeance me rendrait-elle un impossible bonheur ? Cela me sauverait-il du désespoir d'y plonger Clodidiel à son tour ? Qu'arriverait-il quand lui serait mort et déshonoré, laissant une veuve et des orphelins totalement démunis ? Cela me rendrait-il un bonheur perdu ? N'y avait-il pas mieux à faire : laisser à celle que j’adorais l'illusion de sa vie heureuse et conserver pour moi la douleur, toute la douleur, dont j’avais une si longue habitude ? À quoi ma triste destinée pourrait-elle être mieux employée ? Je n'étais plus, ne pouvais plus être jamais rien. La route était barrée et rien n'existait plus qui permette d'espérer. Quel meilleur emploi de mon être inutile que de le donner pour le salut d'un autre, pour un autre être qui déjà possédait son cœur, dont la vie serait ma vie, dont le bonheur serait le mien ?
Je jaillis de ma cachette, et, me jetais sur le cheval pour faire descendre son cavalier. Je le forçais à se coucher au sol, tandis que je lui faisais un bouclier de mon corps. Il me reconnut, et blêmit. Je lui dit, crachant mes mots :
-C’est pour elle et ses enfants que je le fais, pas pour toi, assassin.
-Je l’ai regretté, je te le jure. Lem était un elfe inoubliable. Et toi… je ne pensais pas que tu l’aimais, je ne voulais pas devoir mon bonheur à un double crime. Mais il fallait un coupable à la mort de Lem.
C’était vrai qu’il avait changé entre-temps, sans quoi elle ne l’aurait jamais aimé. Tant mieux. La volée de flèches des Orzacs me transperça, et un flot de sang me coupa la parole. Je le lâchais, pour qu’il coure se mettre à l’abri derrière les miliciens qui arrivaient.
Quand je me réveillais, percé de vingt flèches, agonisant sur un lit d’hôpital, je demandais à écrire. Avec ma vie s'en va ma peine et je serais enfin libre de cet amour impossible si puissant. Et je ne regrettes plus rien. »
Fait le 29ème du Mois des Brumes, à CarlRoth, ce jour de ma mort.