1.
Il sera une fois Noël !
Décembre, dans un monde au passé malmené par le présent bancal, Noël n’existe plus depuis bien longtemps. Désormais, les humains avaient oublié l’amour qu’ils portaient à leurs proches, à leurs familles. Ils étaient devenus insensibles, individualistes et égoïstes, arrogants, formatés par un système sociétal qui leur avait échappé et dont ils étaient devenus prisonniers. Ils vivaient tous dans l’indifférence la plus totale.
Noël ? Les humains en avaient tout d’abord abandonné la tradition, puis ils l’avaient tous oublié. Tous, sauf le vieux Decathi.
C’était un pauvre homme, le vieux Decathi. Sans abri, il se protégeait comme il le pouvait des assauts du dérèglement climatique, recroquevillé entre un amas de cartons et de fragments de tôle ondulée. La rue était sombre et humide. La pluie ruisselait le long des murs, le vent s’engouffrait, lui glaçant le dos, durant les longs hivers.
Les rares passants n’avaient pour lui qu’un regard indolent. Il n’était pour eux qu’un vieux fou, qui parfois se mettait à fixer le vide, ou à invectiver des êtres imaginaires, comme ça, subitement.
Il faut reconnaître qu’à l’exception de l’esprit de Noël, la mémoire du vieux Decathi ressemblait à une page blanche. Oui, le vieux Decathi ne savait plus son nom. Il ne se souvenait plus ni comment ni quand il était arrivé ici, dans cette grande ville impersonnelle. C’était il y a si longtemps ! Si longtemps que de mémoire d’habitants du quartier le vieux Decathi séjournait depuis toujours sous le auvent de cet ancien magasin déserté.
Decathi. C’est ainsi qu’il avait été surnommé, car sur l’enseigne délabrée qui surplombait son abri de fortune, les quelques lettres survivantes, à demi effacées, formaient triomphalement le mot :
DECATHI. Les restes publicitaires d’une marque ou d’un produit appartenant au passé ? Qu’importe, c’est sous ce nom que des citadins narquois l’avaient rebaptisé désormais.
Au matin de chaque jour, le vieux Decathi regardait autour de lui la froideur de la ville. Il était alors submergé par une vague de mélancolie dévorante et tenace, sans qu’il puisse s’expliquer pourquoi. Quand le 25 décembre approchait, une souffrance plus aigüe encore le rongeait et il se sentait perdu, désespéré. Parfois, il éprouvait un peu de joie lorsqu’il entendait des enfants du quartier jouer. C’était bien rare et cela ne durait que quelques rares instants à l’occasion d’une sortie bien encadrée. Les écoles que nous connaissions avaient laissé place aux cours par réseaux, transmis sur une infinité d’écrans ultra design aux domiciles connectés de tous les élèves. Comme leurs parents, les enfants s’étaient ainsi isolés au cœur d’un monde qu’ils ne comprenaient pas. Au dehors, sur de gigantesques écrans waterproof, des rappels à la loi et des discours de propagande politique inondaient les rues, en boucle. Le vieux Decathi, lui, ne s’en souciait aucunement. Une unique chose l’obsédait. Le jour de Noël approchait et, encore une fois, ce jour allait être un jour comme tous les autres pour le monde entier. Pas de feuilles de
houx ni de
cloches d’or nouées d’un gros ruban rouge, aux portes des logis. Encore moins de réveillon festif où l’on appréciait des mets raffinés comme du
saumon aux baies rouges et délicatement fumé au bois de hêtre. Pas de traditionnelle
dinde aux marrons. Ni même, ce qui attristait par dessus tout le vieux Decathi, de
jouets déposés dans les souliers des enfants.
Tout à sa nostalgie, enveloppé dans une couverture élimée, hors d’âge, qui laissait deviner par endroits les carreaux d’un motif de tartan estompé, le vieux Decathi ne remarqua pas le luxueux Véhicule Utilitaire Sportif qui venait de se garer non loin de son refuge de bric et de broc.
— Bonjour, Monsieur, dit une petite voix.
Le vieux Decathi ne se retourna pas.
— Bonjour Monsieur, reprit une seconde voix à l’unisson de la première.
Decathi se retourna et vit un petit garçon tout sourire, qui tenait la main de sa grande sœur, à peine plus âgée que lui.
— Bonjour, les enfants.
Les mots que le vieux Decathi prononça le firent sursauter et surprirent son cœur. On venait de lui dire bonjour… et il venait de répondre. Depuis bien longtemps, il ne croyait plus que cela arriverait.
— Merry ! Néo ! cria sèchement l’homme qui s’activait à décharger le luxueux SUV. Venez m’aider !
— Oui, Papa ! On arrive.
Le papa de la petite fille et du jeune garçon jeta au vieux Decathi, un regard qui lui aurait glacé le cœur si les enfants ne venaient pas de lui réchauffer de leurs sourires innocents.
Le matin suivant, la ville policée s’éveilla sur une journée de plus, pareille à toutes les autres. Sur les écrans géants, la mairie diffusait des messages invitant les nouveaux habitants à se déclarer sans délais, afin d’obtenir le statut de “citoyens autorisés”, sous peine de ne pouvoir accéder, entre autres, aux services médicaux par visio-consultation, ou d’être carrément considérés par leurs voisins comme des clandestins.
La pluie qui s’était abattue toute la nuit avait cessé. Le vieux Decathi se mit en quête de nourriture ainsi que de choses et d’autres qui pouvaient lui être utiles. D’une poubelle à une autre, il marchât jusqu’au beau milieu des vestiges de l’ancienne ville, dévastée par la catastrophe climatique planétaire qui avait tout autant décimé une bonne partie de la population. C’est là que vivaient les “citoyens non conformes”, des sinistrés climatiques rescapés, indésirables et encore trop nombreux aux yeux de la frange aisée de la grande métropole technologique. Ces personnes en grande précarité étaient condamnées à connaître la misère et le manque de nourriture en raison de l’indifférence des citadins socialement privilégiés qui craignaient un déclin de leur mode de vie et de leur pouvoir politique.
Cette zone était étroitement gardée mais Decathi savait comment y entrer. Les miliciens le connaissaient bien. À chaque fois, ceux-ci le pressaient de s’établir dans ces décombres mais Decathi s’était toujours refusé à rejoindre l’ancienne ville. Même les menaces des habitants du quartier, où se trouvait son abri de cartons, ne l’avait fait céder, ni celles plus contraignantes du maire.
En fin d’après‑midi, comme il regagnait son “chez-lui”, quelque part sous un auvent, dans une rue sombre et glacée de la technopole, il traversa le parc près de la mairie. Au détour d’une allée, des enfants chahutaient.
— Clandestins ! Clandestins ! se moquaient les tourmenteurs en montrant du doigt la petite fille et son jeune frère qui, la veille, avaient réchauffé le vieux Decathi d’un bonjour et de leurs sourires.
— Laissez-les tranquilles, garnements ! Ils habitent ici légalement, ils viennent simplement d’arriver.
Voyant le vieil homme se diriger sur eux, les vauriens se dispersèrent en l’insultant crânement.
— Ça va les enfants ? demanda Decathi qui rejoignait le frère et la sœur.
Apeurés et les yeux pleins de larmes, les enfants n’osèrent pas prendre la main que leur tendait l’homme fatigué par les ans. Puis, ils le reconnurent et se jetèrent à son cou en souriant entre deux sanglots.
— Là, c’est fini ! Venez, je vous ramène chez vous. Comment vous appelez-vous, déjà ?
— Merry, répondit la petite fille.
— Et moi Néo, Monsieur, ajouta son frère.
À la porte de chez eux, le père des enfants les attendait avec impatience. Se méfiant du vieil homme, il attira prestement les deux petits à l’intérieur sans prêter attention aux protestations de sa fille et de son fils, ni aux vaines explications du vieux Decathi. Que d’ailleurs, il chassa avec colère et indifférence.
Il commençait à se faire tard. Comme chaque soir, les lumières des réverbères s’éteignirent. Pour des questions de survie de la planète, la consommation d’énergie devait être limitée. La lumière des
étoiles ne parvenant à percer ni la couche des nuages, ni celle de la pollution, la ville déshumanisée se retrouvait plongée dans l’obscurité totale. Sous son abri dérisoire, le vieil homme pensait à la nuit de Noël qui approchait. Cette année encore, il tenait à célébrer la tradition. Il rapporterait un
sapin puis il l’ornerait de matériaux colorés récupérés çà et là, pour égayer son logis et chasser la morosité des ténèbres. Dans la zone des ruines de l’ancienne ville, un arboretum, autrefois destiné à préserver les essences de la planète et aujourd’hui retourné à l’état naturel, avait résisté aux fureurs des tempêtes et autres déchainements climatiques. Année après année, la veille de Noël, c’est là que Decathi choisissait un majestueux “roi des forêts” promis à trôner fièrement au milieu des cartons et des tôles ondulées de son refuge.
Parfois, les gens, les voisins désobligeants ou des jeunes malveillants vandalisaient l’arbre ou le brûlaient, croyant ainsi, dissuader Decathi de rester dans leur monde. Mais, à chaque déconvenue, le vieil homme érigeait encore et encore, ce symbole de renaissance pour qu’il continue de briller dans la nuit du 24 décembre.
L’esprit occupé par ces préparatifs, la faible lueur d’une
bougie dessinant des ombres qui tourmentaient son visage, Decathi s’affairait à faire vivre l’esprit de Noël. Dans un coin reculé et sombre de son abri disparate, il disposa, à la fantaisie de son imagination, des petits êtres d’apparence surnaturelle. Il hissa l’un des plus grands aux oreilles effilées, un
Elfe, sur une sorte d’étagère, d’où ce dernier pouvait scruter tout le baraquement. Pour les plus petits, coiffés de drôles de chapeaux à la pointe recourbée, des
Lutins, le vieil homme inventa des facéties qu’ils étaient réputés commettre chaque nuit.
— Quelles farces allez-vous encore perpétrer demain ? marmonna le vieux Decathi, s’adressant aux Lutins.
Sur l’étagère où se trouvait l’Elfe, le vieil homme perçu un scintillement. Deux délicates boîtes anciennes, rectangulaires, en métal doré, reflétaient la flamme balbutiante qui luttait tant bien que mal contre l’obscurité. Les boîtes portaient toutes deux l’inscription “Tablette de
chocolat” sous un décor ciselé rehaussé de couleurs. Sur l’une, était représentée la
crèche de Noël encadrée par des
anges messagers, sur l’autre, un paysage des
neiges du Pôle Nord où un vieux bonhomme jovial, vêtu de rouge, portait une hotte.
Comme les restes d’un rêve, des images confuses se bousculaient dans la tête de Decathi. Ses yeux se remplirent d’émotion, ces souvenirs d’un autre temps le perturbaient. Pourtant, et même s’il ne mangeait pas tous les jours à sa faim, il avait au fond de lui le sentiment rémanent qu’il devait offrir les tablettes de chocolat à Merry et Néo, ses nouveaux petits voisins. Demain, il inviterait les enfants à passer un moment avec lui pour leur remettre les boîtes renfermant la précieuse gourmandise.
Il rencontra le frère et la sœur à la sortie du parc où, un jour plus tôt, il avait pris leur défense.
— Bonjour les enfants ! Pas d’ennuis aujourd’hui ?
— Bonjour Monsieur ! Non, ça va.
— J’ai quelque chose pour toi, Merry et quelque chose pour toi, Néo. Un
cadeau pour chacun de vous.
— Qu’est-ce que c’est ? questionna le petit garçon.
— Quelque chose de délicieux et d’artisanal qu’on ne fabrique plus mais qui devrait vous plaire.
Arrivés dans l’inconfortable chez-soi du vieux Decathi, Merry et Néo s’assirent par terre tout naturellement, sans faire cas de l’aspect hétéroclite ni de l’extrême dénuement du lieu. Le vieil homme tendit à chacun des enfants une des boîtes contenant les fameuses tablettes de chocolat. Ils les ouvrirent aussitôt et goûtèrent un carré de la friandise.
— Ch’est bon ! Merchi Monsieur, dit Néo, la bouche pleine.
— Vous savez Monsieur, reprit Merry, les gens disent que vous êtes un vieux fou dont il faut ce méfier. Mais moi, je vous aime bien. Vous êtes rigolo.
Elle cassa un nouveau morceau de chocolat.
— Tenez ! Vous aussi goûtez au cho…co…lat ! lisant le mot qu’elle ne connaissait pas.
En refermant la boîte qu’il tenait dans les mains, Néo remarqua le personnage habillé de rouge, au milieu du paysage enneigé.
— Oooh ! Le
Père‑Noël ! s’étonna le garçon.
— Fais voir ! demanda sa sœur. Ah, oui !
— Mais… Mais… Comment pouvez-vous connaître le Père‑Noël, vous deux ? Tout le monde l’a oublié.
— Pas notre maman, expliqua Merry. Quand elle était encore là, Maman illustrait des livres interactifs pour enfants. Elle était très malade. Un jour, comme elle s’affaiblissait de plus en plus, elle nous fit venir auprès d’elle, mon frère et moi. Maman nous donna, à chacun, un dessin numérique de sa main en nous disant : « Si vous restez toujours sages, le Père‑Noël vous apportera tout ce que vous souhaitez. ». C’est le Père‑Noël qu’elle nous avait dessiné. Tristement, ces illustrations ont été perdues. Papa disait d’oublier ça, que c’était des bêtises, mais nous, on s’en souvient. Hein, Néo ?
Les enfants restèrent un long moment à écouter Decathi leur parler du Père‑Noël, les yeux émerveillés.
— Merry, Néo, il est temps de rentrer chez vous. Inutile de contrarier votre père. Demain c’est le 24 décembre, revenez me voir, j’aurai une surprise.
Les enfants s’éclipsèrent en direction de leur appartement. Le vieux Decathi, lui, avait encore quelque chose à faire. Néanmoins, il devait attendre la nuit pour se faufiler jusqu’à l’arboretum délaissé de l’ancienne ville. Échappant, cette fois encore, à la vigilance des miliciens, il choisit un beau sapin et le transporta jusqu’à son abri.
Quand Merry et Néo rendirent visite au vieil homme, la journée était déjà bien avancée.
— Bonjour ! Alors, c’est quoi la surprise ? réclama Néo, impatient.
— Regardez ! Voilà un sapin de Noël ! Ça vous dit de le décorer avec moi ?
Les deux enfants acquiescèrent en cœur, enthousiastes. Decathi déballa soigneusement ses décorations réalisées avec des matériaux de récupération. Les
guirlandes étaient faites de petits rubans d’aluminium argentés, dorés, cuivrés ou vermeils. Des fragments de verre coloré assemblés entre eux à la façon de vitraux sphériques, recréaient des
boules de Noël. Le sapin fut bientôt revêtu de sa parure singulière et bigarrée. Pour terminer, ils accrochèrent sur quelques branches, de petites bougies pour que l’Arbre de Noël brille dans la nuit.
— Maintenant, je vais allumer les bougies mais avant, toi, Merry, tu vas en choisir une. Et toi, Néo, une autre. Quand j’allumerai votre bougie, vous ferez un vœu.
Une à une, les petites lumières vacillantes insufflèrent un attrait magique aux décorations du sapin.
— Merry ? Néo ? Qu’est-ce que vous faites là ? Je vous avais pourtant prévenus de ne pas approcher de cet… homme.
Et vous ! Laissez mes enfants tranquilles avec vos fables !
Le père des deux petits venait de faire irruption dans l’abri de fortune. Il attrapa son fils et sa fille et les poussa à l’extérieur.
— Papa ! Papa ! Non !
Accablé et désolé, le vieux Decathi sorti à son tour pour s’excuser. Le père et ses enfants s’éloignaient déjà et descendaient du trottoir pour traverser la rue. Le vent se mit soudain à tourbillonner, le froid devint plus intense et de gros flocons commencèrent à tomber. En quelques secondes, la ville fut revêtue d’une neige toute blanche. Sidérés, tous les citadins se figèrent comme si le temps s’était arrêté.
— Regarde Papa ! Il neige ! s’émerveilla Merry.
— C’est comme sur la boîte du chocolat, observa Néo.
Mais leur père ne laissa pas plus de place à l’enchantement et ils disparurent prestement tous les trois derrière la porte sécurisée de l’entrée de leur confortable logement.
Entièrement enneigée, la métropole se retrouvait plongée dans cette étrange sensation de silence ouaté. Decathi se tenait seul, planté au milieu de cette étendue uniformément blanche. Tournant le dos au sapin illuminé, il laissa tomber sa couverture élimée et marcha jusqu’à la porte qui lui interdisait la compagnie de ses amis enfants. Il resta là, immobile, pendant de longues minutes. Peu à peu, le ciel se teinta de volutes crépusculaires.
Le vieil homme, qui n’avait plus sur le dos qu’un triste manteau rouge décoloré glané dans les poubelles, se mit en route pour l’ancienne ville. En cheminant dans le froid, il s’imagina glissant dans les rues sur un merveilleux
traîneau rouge et or, tiré par quatre magnifiques
rennes. Dans sa tête, résonnait distinctement le tintement sautillant des
grelots.
— Jingle bells, jingle bells, jingle all the way ! Oh, what fun it is to ride in a reindeer open sleigh…
Il se laissa bercer par cette douce mélodie, pour se donner du courage. Loin derrière lui, l’Arbre de Noël scintillait, bravant la nuit.
Au matin du 25 décembre, lorsque Merry et Néo s’éveillèrent, ils trouvèrent devant leur porte, deux jolis petits paquets entourés d’un gros ruban, portant l’inscription : “Joyeux Noël, Merry” pour elle et “Joyeux Noël Néo” pour lui. À l’intérieur des paquets, une illustration interactive représentant le Père‑Noël. Decathi les avait retrouvées à la déchetterie. C’était celles, que leur avait faites leur Maman. Elle qui leur avait appris que les rêves des fantaisistes peuvent ne pas être des rêves mais des regards éclairés sur la réalité du monde.
La réalité du monde… Cette nuit là, Decathi n’arriva jamais jusqu’à l’ancienne ville. La rigueur des hommes et du monstre climatique qu’ils avaient engendré, avait éteint le dernier souvenir du vieil humain.