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Histoires Chroniques du Roseau

SummerChuz

Belle plante
La rue était sombre, comme toujours. C'était le début de la nuit, mais, aurait-il été midi qu'on n'aurait pas fait la différence. Dans le quartier de Luggalad, les ruelles étroites ne laissaient que peu de place à la lumière. Pourtant, dans les échoppes, le feu ne manquait guère: c'était le quartier industrieux de la cité d'Amatirë, et l'on y activait les soufflets jour et nuit. Aciéries, scieries et ateliers ne s'arrêtaient jamais. Malgré les sortilèges d'atténuation du bruit, le boucan y était digne des enfers, et Fenarca s'était souvent demandé comment lu i et les autres habitants du quartier n'étaient pas tous sourds.

Le garçon se leva de sa paillasse miteuse en baillant. Amatirë avait prospéré vite, très vite en quelques années, même si elle ne restait qu'une cité naissante. Les habitations s'étaient faites de plus en plus sophistiquées, et rivalisaient d'ornements et de magie... Du moins, jusqu'à la lisière de Luggalad. Là, les rues se refermaient sur elles-mêmes, tandis que la poussière, les scories et l'ombre prenaient possession de l'endroit. Ce qui était étrange, quand on y pensait: la ville ne devait-elle pas sa prospérité à l'énergie sans fin déployée par les ouvriers de Luggalad? Et Fenarca, lui, logeait dans les combles surchauffées d'une forge qu'il partageait avec sa mère et d'autres ouvrières et enfants. Il était certes trop jeune pour travailler, entamant à peine son adolescence. Ses amis jouaient à virevolter sur les toits, touchant le rêve inaccessible de devenir un des fameux danse-lames. Pourtant tous savaient qu'il n'en serait rien, puisqu'ils ne quitteraient jamais leur caste. Tous savaient que leur lot serait la misère.

Oh, bien sûr, les habitants d'Amatirë, à l'exemple d'autres cités, n'avaient techniquement pas à travailler. On ne laisserait jamais aucun elfe mourir de faim ou de froid, comme le faisaient les humains, à ce qu'il avait entendu dire. Mais ceux qui ne travaillaient pas le payaient paradoxalement très cher. Même les masses laborieuses étaient exploitées de mille manières. Car les elfes ne manquaient ni d'imagination ni de cruauté, sous le vernis impeccable de leurs ongles, aussi lisse que leurs visages. Ce n'étaient pas des monstres. Mais, lui avait expliqué sa mère, ils tenaient cela de leur nature. Eux deux, c'était différent. Ils venaient de la race quenya, Ceux des Bois. Ils avaient été adoptés par la cité dans des circonstances troubles, que sa mère n'avait jamais voulu détailler. Mais leur peuple n'était pas comme ça. Loin des intrigues, des faux semblants et des perfidies, le peuple sylvain était pur d'intention, brut comme le diamant.

Et si les amis de Fenarca refusaient de voir la vérité, lui ne pouvait pas rester les bras ballants à voir les riches devenir encore plus riches, tandis que sa mère s'échinait au travail pour garder leur misérable logis dans les combles. Le maître forgeron était retors, et avait déjà montré que les fainéants pouvaient subir un sort encore moins enviable que le leur. Il ne jetait personne dehors, ni ne laissait personne le ventre vide, mais certaines avaient déjà dû dormir dans l'auge à cochons. Ou manger leur bouse. Et ce n'était pas mieux ailleurs. Fenarca refusait purement et simplement cet état de fait. Si c'était ça manadh, le destin, eh bien il s'y opposerait de toutes ses forces. La liberté et la rébellion couraient dans ses veines aussi sûrement que le sang.

[à suivre]
 

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SummerChuz

Belle plante
Ce qui faisait la richesse d'Amatirë, que lui enviaient nombre de cités bien plus puissantes, c'était son académie de magie. Très tôt, l'on avait fait le choix de la développer à l'aide de mythiques et rarissimes diamants. De telle sorte que dans les vingt cités aux alentours, il n'y avait pas d'académie aussi réputée. Les érudits venaient de loin pour bénéficier des lumières des mages et faire avancer leurs propres recherches.

Bien entendu, au début, les expériences magiques des apprentis sorciers eurent des effets secondaires qui bouleversèrent quelque peu le quotidien des habitants. J'en veux pour preuve la pluie de grenouilles trompettistes, qui créèrent un vacarme de tous les diables pendant trois nuits; les gargouilles insultant les passants; et surtout, le sinistre Crumguru, cette entité qui aujourd'hui encore terrorise les bas quartiers, et qu'on n'a toujours pas attrapée.

Mais en quelques années, l'on commença à entrevoir les bienfaits des arcanes, notamment pour l'aide qu'elle apportait à la construction immobilière. Sans magie, des travaux titanesques qui auraient mis plusieurs années à être achevés, purent être bouclés en quelques mois. Et c'est sans parler de la magie élémentaire, fort opportune pour accélérer le réveil des trolls de pierre. Ces titans sont très doués à extraire le marbre du sol, mais peuvent mettre des années à sortir de leur léthargie. Même le petit peuple bénéficiait, et bénéficie encore des étincelles de mana perdues, qui leur sert à alimenter leurs sorcelets (sortilèges mineurs) personnels.

Les habitants de la ville savaient donc bien à quel point leur magie était prisée. Et Fenarca également. Alors que la lune berçait les rues de son croissant rosé, il rassembla son matériel: sac à dos, corde, rossignols, globe à lucioles, et bottine à fées. Il avait mis des mois à collecter tous ces trésors, mais s'il réussissait, un trésor bien plus grand l'attendait: les secrets des arcanes de l'académie de magie! Il n'aurait alors plus qu'à disparaître par le Pont des Trois Sœurs, et à traîner ses guenilles jusqu'à une cité voisine, qui serait ravie d'acheter ce savoir. Il reviendrait riche chez sa mère, et pourrait lui offrir une vie décente.
 

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Pour éviter les rues trop éclairées, Fenarca avait dû se faufiler dans les ruelles du quartier marchand. Quoiqu'il fut passé à une distance très respectueuse, il avait failli réveiller le dragon de ce porc de grossiste. La bête avait grogné dans son sommeil, et tourné la tête. L'elfe avait bien cru que son coeur allait s'arrêter pour de bon. Il avait repris son chemin toutefois, et avait fini par arriver à l'académie. La solution la plus évidente aurait évidemment été de prendre l'escalier, mais la lueur de la gemme géante, combinée aux pierres de maçonnerie en lévitation, ne lui inspiraient pas confiance. Pas plus que d'escalader la pente douce du visage sculpté sur la falaise ouest: avec la magie, il valait mieux se méfier. Ne restait donc qu'à escalader la falaise est, la plus escarpée. Fenarca prit son courage à deux mains, et commença à grimper.

Au bout d'une demi heure d'ascension, il parvint finalement à la cour pavée de marbre. La nuit était calme. Trop peut-être? Il lui avait semblé voir quelque chose bouger dans les fourrés. Mais tout elfe le savait: la moitié de la magie, c'est l'esprit. Laissez le prendre contrôle de vous, laissez le vous vriller de ses peurs, et vous devenez beaucoup plus vulnérable aux sortilèges. Aussi Fenarca se reprit-il. La bibliothèque était fermée, mais il avait ses rossignols. Il n'était pas expert, mais la serrure non plus, et elle s'abandonna à lui en quelques minutes. Surprenant, se dit-il, mais il n'allait pas bouder sa chance. Pour le coup, il aurait pu finir carbonisé par un piège à feu.

L'intérieur était sombre comme le cul d'un troll, mais il n'eut qu'à sortir son globe à lucioles. Rien ne l'avait préparé à ce qu'il pouvait percevoir de la salle: d'une hauteur vertigineuse dont le haut se perdait dans les ténèbres, il y avait des étagères partout, hautes comme cinq elfes. Et sur ces étagères, des livres de toutes sortes. Des parchemins, des vélins, des tomes, des grimoires, des journaux, des carnets... Et encore, de ce qu'il pouvait voir des étages supérieurs, on trouvait aussi des supports moins orthodoxes, tels que des arbres gravés de runes, ou des cristaux luminescents.

La salle était beaucoup moins immobile qu'il l'avait imaginée: au contraire, ça bruissait de vie, entre les arbres qui s'étiraient, les papillons de papier lumineux qui voletaient, les livres qui de temps en temps s'agitaient... il eut à peine le temps de s'écarter pour laisser passer quelque chose qui se faufilait entre ses pieds: des lettres! Une ribambelle de lettres vagabondes, échappées d'un livre sans doute. Il était fasciné, et aurait pu rester des heures à simplement contempler l'endroit, s'il n'était doté de cette volonté de fer qui le caractérisait.

"Au boulot" se dit-il, délaçant la bottine qu'il avait emportée avec lui. Soudain, en jaillit une nuée de fées minuscules et multicolores, tintantes et riantes.

"Chhht!" leur intima-t-il. "Trouvez-moi ce que je cherche". Et la nuée de s'envoler en direction des étages supérieurs. Lui emboîtant le pas, il entama la longue montée en spirale de l'escalier en bois massif...
 

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Il lui parut rester des heures dans cette bibliothèque. Fasciné par le ballet des feux follets qui éclairaient la bibliothèque, Fenerca se prit à en suivre un. Cette démarche imprudente l'emmena dans une balade qu'il n'oublierait jamais, même dans huit siècles, s'il lui était donné de vivre jusque là. Empruntant des couloirs de livres qui se démultipliaient ou prenaient des courbes impossibles, il fut témoin de prodiges. Certains livres s'ouvraient d'eux-mêmes, et déversaient leurs personnages qui prenaient vie devant ses yeux. D'autres ouvraient littéralement sur d'autres mondes, que l'on pouvait observer à travers le livre comme à travers une fenêtre. Il entendait ses fées rire et débouler à travers les rayonnages, toujours quelques allées plus loin. A un moment donné, il entendit des pas traînant venir vers lui. Ne voulant pas se faire surprendre, il se cacha derrière une colonne. Mais quand l'individu passait, il crut avoir une attaque: il se reconnut lui-même, infiniment vieux! Etait-il donc condamné à parcourir ces couloirs à jamais?! Comme par un funeste hasard, plus loin, il déboula sur un lutrin soutenant un ouvrage appelé: "Vie de Fenerca". Sa vie. Le coeur lui manqua pour l'ouvrir, et il ne voulut pas rester plus longtemps dans cet endroit maudit.



Mais l'architecture de la bibliothèque continuait de changer, refusant de relâcher son prisonnier... ou ignorant jusqu'à sa présence, vivant sa vie de magie et évoluant perpétuellement. La panique le gagnait lentement mais sûrement. Soudain, il entendit sa nuée de fées revenir vers lui, elles étaient dans le couloir d'à côté! Ragaillardi, il accéléra pour les rejoindre, quand tout d'un coup, une flaque de ténèbres obscurcit l'extrémité du couloir. Et l'air fut empli des cris de détresse et d'horreur de ses fées qui hurlaient. Cela ne dura que quelques secondes, puis ce fut le silence le plus complet, le plus terrible, le plus terrifiant. Le jeune elfe n'alla pas voir. L'angoisse prit totalement contrôle de lui, et après un moment de stupeur, il détala au hasard. Il courut longtemps.



Finalement, il arriva dans une zone qui apparemment n'était plus utilisée: les araignées songes avaient fait leurs toiles un peu partout, et quand il frôlait l'une d'elles, il était touché par les bribes de songes d'un ou d'une inconnue. Il y avait des colonnes sculptées à la gloire de quelques divinités oubliées... ou d'anciens bibliothécaires anonymes, pour ce qu'il en savait. Puis, au détour d'un tournant, il fut surpris par une odeur printanière, et du pollen qui voletait. Curieux et angoissé de ce nouveau prodige, il approcha... et se retrouva devant un petit étang entouré d'un bosquet. Les arbres poussaient dans la pénombre de la bibliothèque, pas du tout gênés par le manque de lumière! Dans l'étang, batifolaient des esprits pixies. Fenerca était fatigué, si fatigué. Il se posa pour se reposer quelque peu, et fut vite absorbé par la contemplation des pixies. Chacune de leurs pirouettes laissait une traînée d'énergie colorée ou d'étincelles, et ils dégagaient une telle paix, une telle joie! L'elfe les aurait bien rejoints, mais il savait que les pixies sont farouches, et ne tolèrent pas les mortels trop près d'eux. Alors il resta là, à les regarder, fasciné... pris dans les rets de leur magie.
 

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