Oeuvre N°5 :
L’ultime chasse aux jouets
Noir… Peur…
La nuit tombait. L’obscurité s’insinuait lentement entre les branches des arbres derrière lesquels ils étaient réfugiés. Il réprima un frisson. La peur commençait son lent travail de sape. « Non, je n’ai peur de rien. Je suis un grand guerrier orc ! Je ne tremble pas devant quelques ombres, aussi menaçantes soient elles. » se dit-il en lui-même. Mais il avait de plus en plus de mal à s’en convaincre.
Noël approchait à grand pas. Ce moment de joie, de partage, de communion qu’il avait appris à haïr de tout son être. Noël et ses réjouissances… Ses poings se serrèrent de rage… Noël et ses marchés… Sa volonté se raffermit à mesure que ses poings se fermaient… Noël et ses cadeaux…Il lança un regard qu’il voulait rassurant vers le reste de la troupe… La chasse aux jouets étaient ouvertes et ils couraient tous un grave danger, eux les derniers jouets sauvages d’Elvenar.
Autrefois, ils étaient nombreux, les jouets sauvages, sortis de l’atelier magique de Thraïn le nain, à parcourir les terres elvenariennes et à vivre au milieu des différents peuples sans distinction, apportant la joie et les rires chez les enfants de toutes les races. Mais les temps anciens touchent à leur fin. D’abord pourchassés pour leur voler leur magie, ils sont désormais traqués pour devenir esclaves dans les demeures elvenariennes les plus riches. Ils n’étaient plus que des reliques d’un glorieux passé, réduits en esclavage pour quelques enfants trop gâtés. Si Thraïn et les siens étaient encore là, ils seraient sauvés… si seulement…
Un temps, le Père Yéti avait bien essayé de leur venir en aide en leur envoyant des gobelins pour les aider et les guider vers des abris sûrs. Mais les gobelins de Noël n’étaient ni des guerriers, ni des espions aguerris et les chasseurs n’eurent qu’à les suivre pour débusquer les refuges. Et ce qui était apparu comme un lumineux espoir s’était transformé en piège mortel.
Désormais, ils ne faisaient confiance à personne. Ils vivaient cachés et loin des autres créatures d’Elvenar. Quel triste destin pour des jouets ! Ils étaient de moins en moins nombreux à mesure que les années passaient. D’ailleurs, cela faisait une éternité que lui et sa troupe n’avait plus croisé d’autres compagnons d’infortune. Ils étaient peut-être les derniers. Il regarda de nouveau ses frères : une bien triste bande en bien piteux état. Ils étaient las de fuir. Pour la plupart ils étaient cassés ou déchirés. Certains voulaient abandonner, se laisser attraper. « Grrrr non, je ne le permettrai pas ! » se dit-il encore en retrouvant sa rage de vaincre ou de vivre tout simplement. « Nous avons déjà perdu trop des nôtres ! ».
Le dernier, un fougueux paladin mécanique, avait été capturé dans les bois près du Woodenelvenstock. Comment se serait-il douté que les bois allaient être envahis par toute cette foule pendant plusieurs semaines ? Les vieux ents qui avaient réussi à les cacher jusque-là, furent débordés par le nombre des festivaliers et leur magie fut dissipée… Ce fut la débandade ! Une fuite désordonnée en plein cœur de la forêt au rythme des musiques effrénées venues du festival… Une semaine fut nécessaire pour retrouver tout le monde, ou presque.
Le paladin s’était sacrifié pour laisser le temps à ses compagnons de fuir. Avec son armure brillante, il faisait une cible parfaite, trop ! Mais ce sacré guerrier avait plus d’un tour dans son sac et il réussit à attirer la majorité de leurs assaillants à l’opposé. Il ne put s’échapper éternellement malheureusement, mais il leur avait donné une chose très précieuse, la plus précieuse de toutes : l’espoir ! En effet, quand le lendemain le guerrier orc partit pour tenter de délivrer son frère d’armes, cuisant échec, il découvrit tout de même le vieux chiffon déchiré de son ami. Sur celui-ci, écrit avec ces vieilles runes naines qu’eux seuls savaient encore déchiffrer, l’espoir... le lieu où se devrait se trouver l’atelier secret du dernier descendant de Thraïn, voire de Thraïn lui-même selon certaines légendes !
Une fable, un conte… toute la troupe ne partageait pas son enthousiasme, mais il le sentait au fond de lui : cette fois était la bonne. Plus de fausses promesses et de fatigants voyages inutiles… cette fois il y croyait ou en tout cas il voulait y croire. Dernier geste d’un homme d’honneur, dernier espoir d’un fou, il avait convaincu le reste de leur pitoyable petite troupe d’entreprendre ce périlleux voyage vers des contrées si lointaines et hostiles. Et aujourd’hui, ils étaient là, dans un petit bosquet au pied de la montagne pelée, si près du but… Mais comment chercher l’entrée d’un atelier secret au beau milieu d’une nuit sans lune ? Il ne savait même pas quoi chercher, ni où regarder ? Les nains avaient le secret pour maquiller la pierre et dissimuler leurs trésors.
Il se redressa, les oreilles aux aguets. Un hurlement déchira le silence de la nuit, un hurlement à glacer d’effroi le plus valeureux jouet sauvage encore en vie : un sinistre cerbère ! En plus d’être rapides, infatigables et impitoyables, ces créatures aux longues dents acérées avaient un odorat très développé qui faisaient d’elles des pisteurs implacables. Il regarda à nouveau ses compagnons. Certains tremblaient, d’autres pleuraient, d’autres encore semblaient tétanisés. Il fallait qu’il fasse quelque chose, ils ne pouvaient se résigner à voir ses frères et sœurs mourir ou être attrapés. Pas si près du but ! Le sort ne pouvait s’acharner ainsi sur eux, pauvres créatures qui n’étaient pas destinées à cette vie d’errance, de peur permanente ou d’esclavage.
Il devait agir pour ses amis, ses frères, leur vie, leur survie… pour lui aussi. Il leva les yeux vers la montagne pelée et se décida. « Il faut faire vite mes amis. Rassemblez vos dernières forces et suivez-moi ! Nous allons courir jusqu’à la faille que nous avons aperçue tout à l’heure sur le flanc de la montagne. Il doit y avoir des grottes là-dessous et avec un peu de chance, les chiens ne pourront nous suivre. En avant mes amis, vite ! » dit-il d’une voix de chef de guerre, celle-là même que lui prêtaient les enfants qui jouaient avec lui auparavant. Mais peu bougèrent, ils étaient trop las ou trop effrayés pour se lancer dans une énième course poursuite qui n’amènerait que sur une autre fuite et encore vers une autre fuite… Une fée aux ailes déchirées par un carreau d’arbalète se releva en s’appuyant sur un cheval à roulettes, à qui il manquait une roue : « Je ne veux plus fuir. A quoi bon ? Ils nous retrouveront toujours… Je n’en peux plus… » Plusieurs opinèrent, d’autres baissèrent les yeux. C’était la fin.
« Non, non ! C’est la fin ! Mais la fin de notre errance ! Dans ces grottes se cache le refuge que nous avons tant cherché. Le paradis des jouets est à notre portée. Il faut faire ce dernier effort, tous ensemble, nous sommes peut-être le dernier espoir de nos frères et sœurs captifs. Nous leur devons de faire ce dernier pas ! » Le silence retomba. De longs regards s’échangèrent. On se jaugeait peut-être ? On calculait les risques ? Mais le temps était compté, les aboiements des cerbères se rapprochaient. Un longiligne chat noir en peluche s’élança tout à coup en direction de la montagne et tout le monde le suivit cahin-caha. Il avait des yeux adaptés à l’obscurité, ils leurs montrerait la voie…
La faille était large et ne ralentirait pas les chiens bien longtemps et ces monstres sanguinaires avaient également une bonne vision nocturne. Mais ils devaient continuer, ils n’avaient plus le choix. Il sentait déjà l’odeur fétide des sinistres cerbères lui emplir les narines et pour réussir à dégoûter un orc, il en fallait pourtant beaucoup ! Puis la terrible nouvelle lui arriva sous forme d’un cri de terreur : un cul-de-sac ! C’en était donc fini. Ainsi s’achèverait la dernière chasse aux jouets sauvages d’Elvenar, dans le sombre recoin d’une montagne reculée, à mille lieues des vertes forêts des elfes, des bourdonnants jardins des fées, des éclatantes champignonnières de sa jeunesse, où les enfants l’emmenaient souvent jouer. Un lieu abandonné d’Enar lui-même. Une bien sombre fin pour le peuple le plus joyeux de tout Elvenar, voué à être remplacé par de tristes jouets sans vie comme ceux que fabriquaient les humains qui finissaient à la poubelle dès que le jeu prenait fin… Il sortit son épée et redescendit faire face à son destin. Il ne serait pas pris, il mourrait plutôt en défendant ses compagnons et sa liberté.
Il apercevait désormais les torches des traqueurs, les cerbères ne devaient plus être loin. Il raffermit sa prise sur la poignée de son épée. Avec une arme si petite, il fallait viser juste, toute erreur lui serait fatale. Il était étrangement calme et ses frères et sœurs aussi. Tapi derrière un rocher, il attendait sereinement, comme le guerrier qu’il avait été au cours de tant et tant de fabuleuses aventures. Les crissements des pattes sur les cailloux se rapprochaient… En un éclair, il bondit et réussit à planter sa lance dans la gueule du premier chien qui s’écroula quelques mètres plus loin. Mais la victoire fut de courte durée tandis qu’un cerbère lui sautait dessus et le maintenait au sol de ses terribles mâchoires. Il tenta de se débattre et de frapper les yeux de son adversaire mais celui-ci le projeta contre un rocher. Avant qu’il ait pu se relever une lumière éblouissante envahit l’espace, puis il fut de nouveau projeté et la lumière s’éteignit…
« La flamme vitale de celui-ci est presque éteinte Maître ! Il faut le ranimer au plus vite ! » Le vieux barbu pris doucement le petit jouet dans ses mains, marmonna quelques incantations puis souffla précautionneusement sur le guerrier orc. Petit à petit, celui-ci se réchauffa et finit par ouvrir les yeux. Le barbu lui souriait : « Je te reconnais toi, terreur des cerbères ! Tu as été bien courageux ou imprudent de me ramener mes enfants… mais je t’en remercie. Bienvenue chez toi Braz’horg ! » Il n’en croyait pas ses oreilles, ce nom, il ne l’avait plus entendu depuis des siècles. Il avait même fini par l’oublier au regard des innombrables autres qu’il avait porté ! Miracle de Noël ou récompense méritée, il avait réussi. Ainsi s’achevait l’ultime chasse elvenarienne aux jouets sauvages. Noël allait pouvoir redevenir l’incomparable fête qu’elle avait toujours été.