Le 13e jour du Mois de Juin de l'An 1716
« Ce soir la lune est pleine, et la Déesse pose sur nous son regard bienveillant ! » La voix puissante du Prêtre Suprême s'éleva dans les airs, jusqu'aux cieux couleur d'encre de cette belle nuit d'été. « Lorsque les treize cloches du Sanctuaire retentiront, les pouvoirs de la Déesse vont atteindre leur apogée ! Elle guidera vers une glorieuse victoire celui qui mérite de s'asseoir un jour sur le trône de notre puissante nation ! »
« Gloire à la Déesse de la Lune ! » répondit la foule à l'unisson, leurs voix empruntes de respect et de déférence.
Puis le Prêtre Suprême leva les deux bras au ciel, vers la lune qui brillait haut dans le ciel tel un disque d'argent. Ses manches se retroussèrent, révélant une paire de bras blafards, à la peau fripée.
« Une fois qu'elle aura désigné un vainqueur, aucun mortel ne sera plus en mesure de contester ou de remettre en cause son choix ! » poursuivit-il avec ferveur. « Ce soir nous assistons à un moment historique, qui restera gravé dans toutes les mémoires jusqu'à la fin des temps ! Ce soir nous assistons à la naissance d'un Roi ! »
« Gloire à la Déesse de la Lune ! » répéta la population. « Gloire à le toute-puissante Reine des Cieux ! »
Lorsque leurs voix moururent, un silence absolu retomba sur le Sanctuaire.
Les hommes et les femmes venus assister au duel n'étaient rien de plus que des ombres indistinctes, dans la lueur blafarde de la lune.
Ça y est, le grand jour est enfin arrivé, se dit Arillius avec un sourire confiant. Tout va se décider ce soir.
A dix-sept ans, Arillius du Val d'Ochs était un jeune homme fort avenant ; grand et mince, souple comme une tige de roseau, avec un visage aux traits fins et élégants. Son menton et ses joues lisses, soigneusement rasés, lui donnaient l'air plus jeune que son âge véritable. Il avait hérité le teint pâle et les yeux sombres de sa mère, ainsi que son ample chevelure noire qui était à présent attachée dans son dos pour ne pas le gêner ; comme toujours, quelques mèches s'étaient échappées et retombaient autour de son visage en boucles indisciplinées. Il avait délibérément choisi de ne pas porter d'armure pour le combat, préférant une cotte de mailles souple et légère qui le laisserait libre de ses mouvements. Iveccus n'était certes pas un maître dans le maniement de l'épée, mais il n'était pas médiocre non plus et Arillius voulait mettre toutes les chances de son côté.
« Nous allons lui mettre une belle dérouillée, à notre joli petit prince, » murmura-t-il avec un sourire confiant, tout en flattant affectueusement l'encolure de Rosmarin, son étalon de combat. « Nous allons déloger ce fichu lèche-bottes de la ligne de succession une bonne fois pour toutes, toi et moi. »
Comme s'il avait compris les mots de son cavalier, Rosmarin renâcla doucement.
Le Sanctuaire où ils se tenaient à présent était le lieu le plus important de la capitale, plus important même que le palais royal. Il était composé de vieux bâtiments larges et bas, parfaitement entretenus, aux murs peints en gris et ornés de runes lunaires. Les toits étaient composés de tuiles en ardoise noire, une marchandise rare et chère que les Prêtres de Lune avaient acheminé à grands frais jusque dans la capitale depuis un petit pays prospère situé à l'autre bout du monde. Au centre du Sanctuaire se trouvait une vaste cour intérieure, assez grande pour permettre d'y organiser des banquets en l'honneur de la Déesse, ou des joutes lors des grandes festivités de l'été. Le sol était recouvert de dalles en pierre polie, et des bas-reliefs complexes représentant les treize scènes traditionnelles du culte de la Déesse ornaient les différents murs. Des buissons fleuris, plantés dans des pots en terre cuite massifs, avaient été disposés dans chacun des quatre coins de la cour. Leur parfum était à présent si entêtant que Arillius se sentait légèrement nauséeux. Des torches étaient fixées aux murs à intervalles réguliers, mais aucune d'entre elles n'était allumée, afin que la Déesse puisse observer et juger les deux concurrents sans que la lumière impie des flemmes ne vienne la distraire.
Une véritable foule de nobles et de moins nobles s'était attroupée dans le Sanctuaire pour assister au duel ; ils se tenaient sur les balcons, derrière les fenêtres, et certains d'entre eux – plus téméraires que les autres – s'étaient même installés sur les toits pour avoir une meilleure vue. Hommes et femmes, riches ou pauvres, campagnards ou citadins, ils voulaient tous voir le combat de leurs propres yeux, et être parmi les premiers à savoir lequel des deux rejetons royaux allait remporter le titre de Prince Héritier.
Arillius était bien conscient que la majorité de ces gens espéraient voir Iveccus gagner sa place sur le trône, mais cela ne fit que renforcer sa propre détermination.
Ils me détestent, alors je ne leur ferai pas le plaisir de leur donner ce qu'ils désirent.
Son sourire s'élargit.
Bien entendu, le Roi Augustius en personne était venu assister à l'affrontement. Il était installé à côté du Prêtre Suprême, sous un dais luxueux en velours sombre rebrodé de fils d'argent, qui avait été érigé spécialement pour cette occasion.
Arillius leva les yeux vers lui et croisa son regard.
Je ne vous décevrai pas, Père, promit-il. Je leur prouverai que vous aviez raison de croire en moi.
Le troisième siège, réservé à l'épouse du souverain, était resté vide. Cela n'étonnait guère Arillius. Sa mère la Dame Valéria était formellement opposée à ce duel, car à ses yeux Arillius était le fils unique du Roi – et donc le seul véritable héritier. Elle estimait que le trône aurait dû revenir d'office à son fils, sans qu'il n'ait à prouver quoi que ce soit à cette bande de nobles hautains et suffisants qui étaient persuadés que le monde entier tournait autour de leur petite personne. Arillius avait, par les jours passés, tenté à plusieurs reprises de la convaincre de venir assister au spectacle, mais son enthousiasme n'avait visiblement pas réussi à faire fléchir la Reine. Et il ne lui en tenait pas rigueur, d'ailleurs. Il aurait bien assez de temps pour lui raconter en détail tous ses exploits, une fois qu'il porterait l'étincelante couronne de Prince Héritier sur son front.
Mais d'abord, il fallait remporter la victoire.
Il lança un regard de reproche vers la tour du clocher, qui avait été érigée à l'extrémité nord du Sanctuaire.
Quand donc les cloches allaient-elles se mettre à sonner ?
Il n'était pas de nature patiente et il n'aimait guère attendre ainsi.
« Du calme, Rosmarin, » dit-il doucement à son cheval, qui devenait lui aussi de plus en plus nerveux. Il trépignait et secouait sans arrêt sa lourde tête. « Garde ta hargne pour le combat, mon beau. »
Arillius prit une grande inspiration, et contempla Iveccus qui se tenait du côté opposé de la cour, sur un coursier à la robe pommelée et à la crinière soigneusement tressée. Arillius n'aimait pas l'admettre, mais la ressemblance entre son rival et le Roi Augustius était frappante. Ils avaient le même visage fier et noble, le même nez aquilin, les mêmes yeux couleur noisette, les mêmes cheveux châtain clair, la même carrure un peu trapue, la même démarche... à vrai dire, lorsqu'ils se tenaient côte à côte ils ressemblaient davantage à un père et à son fils, plutôt qu'à un grand-père et son petit-fils.
Alors que moi je suis réellement son fils, et je ne lui porte pas la moindre ressemblance, rumina Arillius avec rancœur.
Il leva à nouveau les yeux vers la tour du clocher.
Par les cornes du Dieu Maudit, mais qu'attendez-vous donc pour sonner ?
Il avait de plus en plus de mal à dominer son impatience. Chaque seconde paraissait durer des heures, et le silence absolu qui régnait dans le Sanctuaire était insoutenable. Il entendait son propre cœur cogner comme un foi dans sa poitrine. Il était persuadé que tous les autres pouvaient l'entendre aussi.
Une chouette hulula au loin.
Arillius essuya ses mains moites sur son pantalon, avant de reprendre les rênes. Puis il se força à prendre de grandes inspirations, lentes et régulières, pour calmer ses nerfs à vif, mais cela ne servit pas à grand-chose. Il était trop impatient, trop tendu. La seule chose qui pourrait le soulager, à présent, c'était de passer à l'action.
« D'un instant à l'autre, Rosmarin, » dit-il en resserrant légèrement les jambes autour des flancs de soncheval.« Tiens-toi prêt, mon beau. »
La chouette hulula une seconde fois, puis les cloches d'un petit Temple des quartiers pauvres retentit au loin. Une fraction de seconde plus tard, l'imposante cloche du Sanctuaire se se mit à sonner.
Ça y est, ça commence ! jubila Arillius.
Avant même qu'il n'ait le temps de talonner sa monture, Rosmarin fit un bond fulgurant en avant, droit sur le Prince Iveccus. La monture de ce dernier, qui semblait davantage taillée pour les champs de course que pour les champs de bataille, prit peur et fit un écart si brusque sur le côté qu'elle faillit désarçonner son cavalier.
Arillius ne put s'empêcher d'éclater de rire devant une telle déconfiture, alors que le combat en lui-même n'avait même pas encore vraiment commencé.
« Je m'en doutais que la victoire serait facile, mais je ne pensais pas qu'elle serait facile à ce point-là, » se moqua-t-il, sans aucun scrupule. Voir son rival en mauvaise posture était toujours un plaisir.
Mais Iveccus parvint à retrouver son équilibre et à se remettre en selle. Il talonna son coursier à la robe pommelée et prit la fuite.
Son cheval est plus rapide que le mien, comprit Arillius. Inutile de chercher à le poursuivre, car Rosmarin n'a aucune chance de rattraper ce maudit coursier. Aucune. Cela ne servirait qu'à nous épuiser inutilement. C'est d'ailleurs probablement la raison pour laquelle il a prit la fuite ainsi, pour nous inciter à galoper derrière lui et à dépenser toute notre énergie dès le début, mais nous sommes plus malin que lui et nous ne rentrerons pas dans son jeu, n'est-ce pas ?
« Il est temps de lui montrer ce qu'un vrai cheval de guerre a dans le ventre, » dit-il en relâchant légèrement les rênes de Rosmarin pour lui donner davantage de liberté de mouvement.
Cet étalon était un cheval tout à fait remarquable ; il possédait la force et la puissance de sa mère, une jument de labour, combinées au sang chaud et au caractère bien trempé de son père, le descendant d'une longue lignée de destriers renommés. Rosmarin avait déjà prit part à de nombreuses batailles avec Sire Gauvin, son précédent cavalier ; il avait affronté des légions d'hommes armés de lances et d'épées, ainsi que des Orques sanguinaires et nombre d'autres créatures malfaisantes. Il ne craignait rien ni personne, et il se mit à charger la monture de Iveccus avec une telle férocité que le coursier fut gagné par la panique. Il arracha les rênes des mains de son cavalier et se mit à courir frénétiquement le long des murs, les yeux écarquillés de terreur et les flancs couverts d'une écume blanche. Iveccus avait complètement perdu le contrôle de la situation ; il se contentait à présent de se raccrocher à la crinière de ses deux mains gantées de fer, dans un effort désespéré pour rester en selle – car tout le monde savait que le premier à terre commencerait le combat avec un net désavantage.
Voilà qui commence bien, triompha Arillius.
Lorsqu'ils en eurent assez de jouer avec leurs adversaires comme un chat avec une souris, Arillius et Rosmarin décidèrent de passer aux choses sérieuses. Ils acculèrent Iveccus et son coursier gris dans un coin de la cour, non loin du dais sous lequel se trouvaient le Roi Augustius et le Prêtre Suprême. L'imposant Rosmarin se mit à hennir et à ronfler bruyamment et à frapper le sol de ses gros sabots, les oreilles plaquées contre le crâne en signe de menace, tout en faisant rouler ses muscles d'étalon. Le petit cheval de Iveccus, terrifié, recula jusqu'à ce que sa croupe touche le mur. Puis, en désespoir de cause, lorsqu'il comprit qu'il n'y avait plus aucune échappatoire, il se cabra violemment jusqu'à la verticale. Iveccus, encombré par un plastron d'acier, fut incapable de se maintenir en selle ; il tomba en arrière et heurta d'abord le mur derrière lui, avant d'aller s'écraser lourdement, avec un bruit métallique, sur le sol de pierre polie.
« Bien joué, mon beau, » murmura Arillius à l'oreille de son cheval, puis sans perdre un seul instant il bondit à terre.
Ses jambes vacillèrent pendant un bref instant lorsque ses pieds touchèrent le sol, mais il ne lui fallut guère plus qu'une fraction de seconde pour se reprendre. S'il voulait conserver son avantage, il fallait absolument passer à l'attaque avant que Iveccus n'ait eu le temps de se remettre debout.
En passant devant le dais royal, il croisa brièvement le regard inquiet de son père et lui adressa un sourire rassurant.
Cessez donc de vous faire du mauvais sang, Père. Avec un tel avantage dès le début du combat, j'ai déjà quasiment gagné.
Iveccus était encore à terre lorsque Arillius lui tomba dessus ; l'un de ses pieds était resté coincé dans l'étrier lors de sa chute, et sa lourde armure de métal l'empêchait de se libérer. Et pour ne pas lui faciliter la tâche, sa monture affolée trépignait et s'agitait en tous sens, en proie à la panique.
Il est fichu, réalisa Arillius en voyant son rival en si mauvaise posture.
Un frisson d'excitation lui courut le long du dos. Jamais il n'aurait osé espérer – pas même dans ses rêves les plus fous – que devenir Roi allait être aussi facile.
Pourtant, alors qu'il était tout proche et qu'il s'apprêtait à dégainer son épée pour en poser la pointe sur la gorge de son ennemi, ce dernier se libéra soudainement de son étrier et se releva avec une souplesse insoupçonnée, l'épée déjà prête à frapper. Pris par surprise par ce revirement de situation inattendu, Arillius fut forcé de reculer d'un pas pour bloquer le coup que lui porta Iveccus.
« Tu croyais quoi, que j'allais me laisser avoir si facilement ? »
Iveccus souriait. Il paraissait confiant et très satisfait de lui-même ; il était évident que tout ceci n'avait été qu'une habile mise en scène destinée à endormir la méfiance d'Arillius et à s'assurer ainsi un avantage lors du premier contact.
Arillius ne put s'empêcher d'éclater de rire.
« Toi, Iveccus ? Toi toujours si noble, tu t'es abaissé à utiliser une vulgaire ruse contre moi ? Où est donc passé ton honneur ? »
Le Prince Iveccus ne répondit rien, mais Arillius se sentit néanmoins électrifié par un sentiment de triomphe.
S'il a agi ainsi c'est parce qu'il a peur de moi. Il sait qu'il n'a aucune chance de me battre à la loyale, alors il a changé de tactique et il a essayé de m'avoir par fourberie, le vile petit freluquet. Il est moins bête que je ne le croyais.
Arillius considéra son rival d'un œil nouveau, et sourit. Le défi n'en serait que plus intéressant à relever.
Puis l'affrontement commença.
Acier contre acier, lame contre lame, Arillius et Iveccus – qui avaient été des rivaux toutes leurs vies – combattirent avec toute la fougue et l'ardeur de la jeunesse. Iveccus n'était pas aussi rapide et agile que Arillius, et il n'avait de loin pas autant de panache que le fils du Roi, mais ses coups avaient davantage de force et de précision. Arillius avait déjà combattu des adversaires plus redoutables que lui, mais il ne fallait pas non plus le prendre à la légère.
Il m'a déjà surpris une fois, mais cela ne se reproduira plus, se promit-il. Il ne m'aura pas une seconde fois.
Tout autour d'eux, le Sanctuaire était plongé dans le silence et l'obscurité, à tel point que Arillius avait l'impression d'être coupé du reste du monde, rien que lui et son ennemi de toujours au milieu d'une cour blafarde illuminée par la pleine lune. Rien ne venait troubler leur concentration.
Pendant un moment, aucun des deux opposants ne prit le dessus sur l'autre, car leurs forces et leurs faiblesses respectives s'équilibraient parfaitement. Le combat s'éternisa, rythmé par le bruit des épées qui s'entrechoquaient ; ils ne portaient pas leurs véritables épées, mais des lames d'entraînement émoussées, afin de minimiser au maximum le risque de blessure sérieuse. Il s'agissait d'armes très simples, en acier noir, dénuées de toute beauté. Mais entre les mains adroites des deux princes qui s'entraînaient à l'épée depuis leur plus tendre enfance, elles étaient d'une efficacité redoutable. Celle de Arillius lui convenait parfaitement ; un petit peu trop lourde peut-être, mais tellement bien équilibrée et tellement agréable à manier qu'il avait l'impression qu'il s'agissait du prolongement de son propre bras. Il aurait pu continuer ainsi pendant des heures, à batailler dans la pénombre blafarde du Sanctuaire, sous l’œil attentif de la Déesse en personne.
Puis Iveccus commença à fatiguer ; ses coups se firent de moins en moins nets, de moins en moins précis.
Ça y est, maintenant je le tiens, se dit Arillius avec un sourire triomphant. Puis une autre idée lui vint en tête il fronça les sourcils. S'agissait-il d'une nouvelle ruse de la part de Iveccus ? Est-il vraiment en train de faiblir, ou alors cherche-t-il à me faire croire qu'il faiblit pour que j'abaisse ma garde ?
Mieux valait se méfier, en tout cas.
Arillius recula de quelques pas pour avoir de l'espace, puis il risqua le tout pour le tout, et décida de se lancer dans une nouvelle attaque avant que Iveccus n'ait eu le temps de se remettre de la précédente. Il feinta une frappe sur la gauche, avant de porter une attaque rapide et fulgurante sur le flanc droit légèrement exposé de son adversaire. Le coup avait été réalisé à la perfection, et pourtant la lame noire de Arillius heurta la carapace d'acier de Iveccus sans causer le moindre dommage, sans même le déséquilibrer.
J'aurais dû frapper avec davantage de force, réalisa-t-il. Son armure est bien faite. Elle a absorbé le choc et il n'a rien senti.
Arillius recula et prit une grande inspiration. Du coin de l’œil, il vit Rosmarin qui se tenait debout dans un coin, les yeux rivés sur le combat, prêt à revenir à la charge dès que son cavalier l'appellerait.
Lorsque le combat reprit, Arillius parvint à garder l'avantage sans trop de difficulté. Il enchaînait les attaques sans laisser à Iveccus le temps de reprendre son souffle, avec une audace et un brio qui arrachait des exclamations admiratives à la foule dissimulée dans les ombres. Et pourtant, le jeune fils du Roi n'était pas pleinement satisfait de sa performance. Il aurait pu faire mieux ; les autres ne s'en rendaient pas forcément compte, car ils ne savaient pas de quoi il était capable habituellement, mais lui-même le sentait bien. Ses coups étaient toujours un petit peu moins fort que prévu, un petit peu moins précis, un petit peu moins rapides. Ce n'était pas grand-chose, vraiment pas grand-chose. C'était à peine perceptible. Et ce n'était certainement pas suffisant pour permettre à Iveccus de reprendre le dessus. Et pourtant c'était bien réel. Et le fait que cela se produise justement aujourd'hui, alors qu'il était en train de livrer le combat le plus crucial de son existence, était particulièrement frustrant.
Voilà à quoi ça mène de festoyer toute la journée, se réprimanda-t-il.
Au lieu de se reposer et de se préparer pour le combat, comme son entourage le lui avait suggéré, il avait préféré passer la journée avec ses amis, à s'amuser et à imaginer toutes les grandes choses qu'il accomplirait une fois qu'il serait nommé Prince Héritier.
Et maintenant je paye le prix de ma stupidité. Mais il n'est pas trop tard. Je peux encore me rattraper. Je dois rester concentré, et tout ira bien.
Il parvint à frapper Iveccus dans le bas du dos, du plat de sa lame. Le fils de la Princesse Léalyria tomba à genoux sous la force du coup.
Voilà qui est mieux, jubila Arillius, en souriant.
« Tu ferais bien de t'habituer à cette position, mon cher petit Iveccus, » lui dit-il sur un ton moqueur. Il pouvait déjà sentir le doux parfum de la victoire. « A genoux devant moi, car c'est là que sera ta place lorsque je serai Roi ! »
« Je n'ai pas encore dit mon dernier mot, » répliqua le Prince Iveccus sur un ton calme et posé, en regardant son adversaire droit dans les yeux. « Tu vas peut-être gagner, j'en suis conscient, mais ne compte pas sur moi pour te facilité la tâche ! »
L'affrontement se poursuivit, plus féroce que jamais. Aucune des deux Princes n'était prêt à céder le moindre pouce de terrain. Mais plus le temps passait, plus Arillius perdait pied ; malgré ses résolutions de se reprendre en main et de se concentrer, il avait de plus en plus de mal à soutenir le rythme de Iveccus. Et ce dernier, bien entendu, ne tarda pas à remarquer les défaillances de son rival. Il en profita pour reprendre le dessus, petit à petit. Bientôt ce fut lui qui mena la danse, pour la plus grande satisfaction des nobles qui étaient venus assister au spectacle. Certains, plus jeunes et plus exubérants que les autres, applaudissaient à chaque fois que Iveccus parvenait à porter un coup à don adversaire.
Arillius fulminait.
Ça ne peut pas continuer ainsi.
Mais il était tellement agacé par ses propres faiblesses qu'il se sentait de plus en plus frustré. Il avait beaucoup de mal à rester concentré, tandis que colère et impatience rendaient ses gestes encore plus imprécis. Pour la toute première fois, il se demanda ce qui allait se passer si jamais il perdait ce combat – si jamais Iveccus était nommé Prince Héritier – et la réponse à cette question agit sur lui comme un coup de fouet.
Galvanisé par un soudain regain d'énergie, il chargea Iveccus et parvint à le frapper aux hanches, un coup grossier qui manquait de finesse et d'élégance, mais qui fut suffisamment fort pour précipiter le petit-fils du Roi à terre. Son épée vola dans les airs avant d'aller atterrir sur le sol avec un bruit métallique, près d'un pot de fleur.
« Bien joué, » admit Iveccus, en grimaçant de douleur. Il repéra son épée, et vit qu'elle était quasiment à portée de main.
« N'y songe même pas, » lui dit Arillius avec un sourire. De la pointe de son pied, il repoussa l'épée pour la mettre hors de portée de l'autre combattant. « Et maintenant, Iveccus ? Que vas-tu faire maintenant ? Comment vas-tu combattre, sans ton épée ? »
Un sourire se dessina lentement sur les lèvres d'Iveccus.
« Qui a dit que j'ai besoin de mon épée pour combattre ? » dit-il, et il y avait au fond de ses yeux la même lueur que chez un prédateur sur le point de fondre sur sa proie. Rapide comme l'éclair, il se précipita sur Arillius à mains nues, et son poing ganté de fer heurta la mâchoire du fils d'Augustius avec une violence inouïe, à tel point qu'il en fut sonné et que le monde bascula dans l'obscurité pendant quelques instants.
Lorsque sa vision s'éclaircit à nouveau, il se trouvait à terre, les genoux et les paumes écorchés contre le sol de pierre.
La pointe de l'épée de Iveccus était posé sur sa gorge.
Arillius avait perdu le combat.
Sa vie entière venait de s'écrouler autour de lui.
Il ferma les yeux comme si cela pouvait suffire à effacer tout ce qui venait de se passer, mais cela n'empêcha pas les acclamations et les vivats de la foule de parvenir jusqu'à ses oreilles. Ils scandaient le nom de Iveccus, encore et encore.
« La Déesse a fait son choix ! » déclara le Prêtre Suprême en levant une fois de plus les bras au ciel, droit vers l'astre lunaire qui semblait les observer depuis le royaume des cieux. Sa voix était vibrante d'intensité. « Ce sera le jeune et noble Iveccus qui portera la couronne de Prince Héritier, et qui régnera un jour sur le Jolinor ! »
La cloche se mit à sonner au sommet de la tour du Sanctuaire, pour célébrer cette glorieuse victoire.
Arillius était persuadé qu'il n'aurait jamais plus le courage de rouvrir les yeux et d'affronter les visages triomphants de tous ces nobles imbus d’eux-mêmes, pour qui sa défaite ne représentait rien de plus que la preuve irréfutable qu'ils avaient eu raison d'affirmer qu'un bâtard n'avait pas sa place à la cour royale. Des larmes amères et brûlantes lui montèrent aux yeux, mais il refusa de les laisser couler. Se ridiculiser davantage encore était bien la dernière chose dont il avait besoin, à cet instant.
« Tu t'es bien battu, Arillius fils d'Augustius, mais la Déesse ne t'a malheureusement pas jugé digne de monter sur le trône. »
En entendant la voix de son ennemi qui s'adressait à lui, ses yeux se rouvrirent instantanément. Iveccus souriait, un beau sourire franc et amical. Il n'y avait dans son regard nulle trace mépris ou de dédain. Nulle moquerie.
« Va en enfer, » grommela Arillius, qui n'avait aucune envie de bavarder avec celui qui venait de l'humilier en public.
Iveccus fronça brièvement les sourcils, puis son sourire réapparut. Il tendit sa main ouverte vers Arillius, en un geste de paix.
« Prend ma main et relève-toi, » suggéra-t-il. Puis il baissa le ton. « Nous avons grandi en tant que rivaux, toi et moi, mais cette époque est à présent révolue. La Déesse a tranché. Il n'y a plus aucune raison que nous gardions rancune l'un envers l'autre, à présent. »
Arillius sentit une vague de haine et de dégoût monter en lui. Pourquoi Iveccus était-il toujours aussi parfait ? Une personne normale en aurait profité pour humilier davantage encore son adversaire. Pour l'insulter. Pour le traîner dans sa boue et ainsi rendre sa propre victoire plus éclatante encore. Mais pas Iveccus. Il était trop noble, trop honorable pour se comporter ainsi. Jamais le moindre faux pas, jamais le moindre mot de travers. Même maintenant, l'attitude du fils de Léalyria était irréprochable de gentillesse.
Il est tellement parfait qu'il me donne envie de vomir, se dit Arillius, écœuré.
« Prend ma main et relève-toi, » insista Iveccus, toujours souriant. Visiblement, il n'avais pas conscience des pensées malsaines qui agitaient l'esprit tourmenté de son rival à terre. « Montrons-leur que nous sommes capables d'aller au-delà de cette haine qu'on nous a forcés à éprouver l'un envers l'autre depuis le jour de notre naissance. »
Je te hais, avait envie de dire Arillius, mais les mots restèrent coincés au fond de sa gorge nouée. Ses mains se refermèrent pour former des poings. Il vient de m'humilier devant la ville toute entière, alors qu'espère-t-il ? Que je m lève que je lui fasse un grand sourire et que je le serre dans mes bras comme un frère ?
« Je préférerais encore aller en enfer aux côtés du Dieu Maudit plutôt que de faire la paix avec toi, Iveccus fils de Léalyria ! » cracha-t-il, furieux.
Arillius le détestait au point qu'il s'agissait presque d'une douleur physique, juste là, au creux de son ventre.
Les deux rejetons royaux se dévisagèrent quelques instants, puis le regard de Arillius tomba sur la main de Iveccus, qui était encore tendue vers lui. La bienséance exigeait que le perdant fasse preuve de bonne grâce et qu'il accepte cette offre de paix, mais le jeune fils du Roi était au-delà de tout ça. Il repoussa brutalement la main de Iveccus et se remit sur ses pieds tout seul, sans l'aide de personne. Des murmures scandalisés s'élevèrent tout autour d'eux, mais Arillius n'en avait cure.
« Garde donc ta sale pitié, » murmura-t-il sur un ton venimeux. « Je n'en veux pas. Et dégage de mon chemin ! »
Il bouscula Iveccus d'un coup d'épaule, puis il passa à côté de lui à grandes enjambées furieuses. Ses yeux étaient obstinément rivés sur ses propres pieds tandis qu'il traversait la cour ; les rictus outragés des gens qui se pressaient dans les moindres coins et recoins du Sanctuaire ne le dérangeaient pas tant que ça, mais c'était surtout la déception dans le regard de son père qu'il ne voulait pas voir.
Il se dirigea droit vers Rosmarin, puis il attrapa les rênes et se hissa en selle, avant de lancer l'étalon au petit galop. La foule s'écarta sur son passage en poussant des cris offensés, mais bientôt Arillius se retrouva hors du Sanctuaire, loin de toute cette agitation. Les sabots ferrés de Rosmarin claquaient sur la route pavée, et la lune continuait à briller dans le ciel comme si de rien n'était.
« Maudite traîtresse, » grommela Arillius en la foudroyant du regard.
Il talonna Rosmarin plus fermement, et ils passèrent par les Portes d'Albâtre pour quitter la ville. L'air était plus frais dehors, dans la campagne. Arillius ferma les yeux quelques instants, puis ils reprirent leur course effrénée.
Il aurait voulu fuir jusqu'à l'autre bout du monde, juste lui et son cheval, et ne jamais plus cesser de galoper.